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Italo Calvino, Liguries, Traduit de l’italien et présenté par Martin Rueff, Nous, 15/09/2023, 1 vol. (160 p.), 18€.

C’est une vision différente du talent d’Italo Calvino, membre de l’Oulipo, connu pour son invention verbale et narrative, que nous offre ce bref ouvrage en édition bilingue intitulé Liguries, resté jusqu’à ce jour inédit en Italie, venu combler une lacune sur la connaissance que nous avons de cet auteur.

Un recueil composite et la genèse d’un écrivain

Liguries… Un pluriel qui renvoie aux multiples facettes de cette province italienne dont Calvino, qui s’éloigne ici, du moins en apparence, de l’imaginaire et de la fiction, donne une vision anthropologique et économique. Certes, il s’était intéressé à la littérature populaire et au terroir en publiant Contes populaires italiens, mais cet ouvrage, publié en édition bilingue, manifeste le souci de l’écrivain pour sa terre natale, à travers le regard acéré qu’il porte sur elle. L’ouvrage est constitué de cinq textes en prose, rédigés entre 1945 et 1975, Ligurie maigre et osseuse, 1945, Sanremo ville de l’or, 1946, Ligurie, 1973, Savone : histoire et nature, 1974, La mer forme le troisième côté, 1975, et de six poèmes, réunis sous le titre général d’Eaux-Fortes de Ligurie, qui renvoie aux arts plastiques. Il les a écrits entre 1942 et 1944. Opposant à la république de Salo, Calvino s’était caché à partir de septembre 1943, avant de rejoindre en 1944 avec son frère un réseau de résistance très actif, la seconde division d’assaut “Garibaldi”. Il a fait à cette période l’expérience de la solitude créatrice, qui a contribué à sa genèse d’écrivain, et de l’esprit de résistance. Il évoque ces expériences dans une série de lettres, publiées simultanément chez le même éditeur dans la traduction de Martin Rueff.

Une Ligurie pauvre masquée par la Riviera

Le livre de Calvino s’ouvre sur une description du paysage ligure, dans des termes qui pourraient convenir à celle d’une personne. Les adjectifs maigre et osseuse renvoient au relief de cette campagne coincée entre mer et montagne, que ses murs de pierre font ressembler à une échelle. L’aridité, l’avarice du sol ont toujours exigé des efforts démesurés des hommes, et exclu la possibilité de latifundia ou de grands propriétaires terriens. Dès le début, ces conditions géographiques offrent un contraste saisissant avec la façade touristique, érigée à grand renfort de panneaux publicitaires, maisons de jeu et hôtels de luxe. Liguries revendique une âpre authenticité, rappelle l’histoire du lieu, marqué par l’impossibilité du capitalisme mais aussi l’exploitation et les luttes sociales. S’il attribue une partie de la responsabilité de cet état de fait à la parcellisation des terres qui à chaque génération appauvrit les paysans, il dénonce le poids des taxes et le désinvestissement de l’État dans des secteurs clés, comme l’hygiène ou la médecine. Calvino raisonne ici en économiste, et montre que le problème de l’abandon et la misère ne touchent pas que le Mezzogiorno décrit par de nombreux écrivains, de Carlo Levi à Leonardo Sciascia, que certains politiques tentent d’exploiter aujourd’hui. Il révèle ce qui existe dans le nord de l’Italie, derrière le faste apparent de la côte. Mais son propos n’a pourtant rien ici de misérabiliste, et célèbre l’opiniâtreté et l’esprit de résistance de paysans accoutumés à travailler dur. Il célèbre l’action de ces brigades Garibaldi avec lesquelles il a combattu, et glisse une part de témoignage personnel dans son récit : “Dans l’histoire de ces vallées, la guérilla des brigades Garibaldi restera comme leur épopée ; les vieux chasseurs ont pris l’habitude de se vanter du nombre de sangliers qu’ils ont tués et de celui des Allemands qu’ils ont abattus“.

L’arrière-pays ligure, terre d’émigration par manque de ressources propres

Depuis la révolution industrielle, les habitants de l’arrière-pays ligure ont été contraints à l’exil. Cet exode s’est amplifié pendant le fascisme. D’abord orientée vers l’Italie, l’émigration s’est tournée vers la Riviera sous le gouvernement de Mussolini, qui prohibait l’expatriation. Au lieu de développer cette région, le gouvernement fasciste a développé une politique absurde, laissant l’arrière-pays se dégrader. Il a dévasté l’élevage essentiellement ovin en menant une campagne contre les chèvres, accusées de détériorer le patrimoine forestier. La politique de l’après-guerre n’a pas été plus favorable aux paysans producteurs d’huile d’olive, forcés de traiter avec des intermédiaires pour commercialiser leur produit, alors que des coopératives auraient pu faire progresser l’économie locale. Le constat amer fait par Calvino montre la précarité de cette culture, confrontée à l’époque à la concurrence tunisienne et espagnole. Si la culture florale paraît rentable, elle doit affronter les risques de sécheresse, d’autant que les politiques ont privilégié la zone côtière, avec ses golfs, ses hôtels, ses casinos, pour les infrastructures, au détriment des exploitations agricoles.

Les grandes villes, Sanremo, Gênes, Savone

La prospérité toute récente de Sanremo date de 1855, lorsque le roman de Giovanni Ruffini, intitulé Dottor Antonio, a convaincu les Anglais de la beauté de cette côte, et permis l’érection d’une nouvelle ville, qui a attiré les forces vives de l’Italie en quête de travail. Près du vieux quartier de la Pigna, dépourvu d’hygiène et d’équipements sanitaires, mais attractif pour son côté pittoresque, a surgi une cité florissante, où se côtoyaient une population cosmopolite, bourgeoisie internationale, stars hollywoodiennes, Allemands, commandants fascistes, et toute une horde de prolétaires occupés à les servir. Le contraste entre ces deux mondes est décrit de façon saisissante par Calvino. Devenue ville morte du fait de la guerre, la ville a repris ses activités autour du casino à la Libération, tout en laissant perdurer la division entre riches et exclus. L’écrivain revient sur sa région en citant Camillo Sbarbaro, poète ligure qui parle de Noli “Tournant le dos à la terre, elle regarde la mer comme une mouette blessée“, et Carlo Varese, un auteur romantique, qui met en scène le paysage de la Riviera occidentale dans La fiancée ligure. Il évoque, à travers la fête de la barque, « toutes les strates de cultures païennes et médiévales : fête printanière de la végétation, rite d’initiation des jeunes gens, mythe de transition entre la tribu patriarcale et l’exogamie, représentation civique antiféodale, épopée d’une communauté paysanne », dans un passage à visée plus anthropologique, qui cite aussi les paroles d’une chanson interprétée par les jeunes filles : “si un chardonneret j’étais / sur le bout de son mât je me poserais“, et finit par le récit d’une légende médiévale.

De la vision de la cité à la réflexion sur le paysage

Calvino s’attarde sur la question de la pêche, s’interroge sur celle du paysage et sa signification humaine, revient sur les traces laissées par les hommes de la préhistoire, passe de l’agriculture à l’industrie incarnée par quelques cités, Gênes, La Spezia ou Savone, encore. Gênes, tournée vers la mer a vu sa vocation centralisatrice se heurter aux “élans centrifuges qui ont toujours animé son territoire.” Historiquement opposée à Venise, elle a établi jusqu’en Orient ses colonies et ses concessions. Sa réalité et son histoire offrent des clés pour la compréhension des caractéristiques de la Ligurie. Cette région, constate Calvino, subit de profonds changements. Pour parler d’elle, les générations futures devront recourir à un langage nouveau, ne conservant, de la manière de “vivre à la ligure”, que “l’image de l’arapède accrochée au rocher.”
Enfin, il se livre à une description poétique de Savone, qu’il enrichit de références à divers écrivains, romanciers, mémorialistes garibaldiens, poètes (Sbarbaro à nouveau). Mais son texte lui-même recèle une grande poésie, en particulier son évocation du paysage de Finalese, qu’il fixe avant sa dissolution par le regard, imaginant alors “ce moment où le paysage n’existe pas encore, et où la surface de la mer s’enfonce dans un golfe profond et calme“. Il se représente alors les poissons, mollusques et crustacés qui “passent sous les reflets du soleil, déposent des grumeaux d’œufs gélatineux flottants, fondent les unes sur les autres, laissent derrière elles une fine pluie de coquilles, d’arêtes, de coques, d’écailles siliceuses, qui scintille suspendue dans l’épaisseur lumineuse de l’eau et qui descend lentement vers le fond.” La description se poursuit, tandis que la beauté de l’évocation préfigure les eaux-fortes poétiques clôturant le volume.

Un très beau livre, illustrant des aspects inédits du talent de l’auteur, à relire si possible, pour sa musicalité, dans sa langue d’origine.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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