Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 28/05/2025, 203 pages, 19€ – Jean-Pierre Filiu verse l’intégralité de ses droits sur ce livre à Médecins sans frontières (MSF)
« Comme Samson aveuglé dans le Livre des Juges de la Bible, Netanyahou a choisi de faire s’écrouler les toits de Gaza sur la tête de tout le monde ». La citation de Yuval Noah Harari, placée en exergue d’Un historien à Gaza, sonne comme le constat inaugural d’une catastrophe préméditée. Elle place le livre de Jean-Pierre Filiu sous le signe de l’hubris et de la punition collective. L’historien, dont l’œuvre arpente les temps longs des crises moyen-orientales, quitte ici le confort de l’archive pour l’épreuve du terrain. Du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025, il s’immerge dans l’enclave palestinienne. L’ouvrage n’est donc pas un récit de plus, mais la chronique d’une descente volontaire dans un monde où la survie même est une anomalie statistique.
L’anatomie d’un effondrement
Un historien à Gaza est construit autour d’un paradoxe : il s’agit d’une immersion dans un espace hermétiquement clos, la « zone humanitaire » du sud de Gaza, où l’auteur a séjourné. Cette contrainte spatiale est le scalpel du livre. Elle permet à Jean-Pierre Filiu de disséquer l’ingénierie d’un siège total. Il déconstruit la sémantique orwellienne de la « coordination », terme neutre qui administre la faim et le froid, régule le flux des calories et des litres de carburant, décide de la vie et de la mort. Le livre se fait l’anatomie d’une implosion systémique : la désintégration de l’ordre public au profit de gangs rackettant l’aide humanitaire, la métamorphose des hôpitaux en cibles, le ciblage des journalistes qui incarnent la dernière mémoire visuelle d’une agonie. Il y a, dans la description clinique de la destruction des systèmes d’adduction d’eau, de l’infrastructure hospitalière ou des bibliothèques, l’écho lointain mais puissant de l’analyse que faisait un Primo Levi sur la logique industrielle appliquée à l’annihilation. Jean-Pierre Filiu montre comment un territoire est méthodiquement privé de ses fonctions vitales, de sa mémoire, de son futur.
La grammaire de la douleur
Là où une certaine tradition du récit de guerre, incarnée par Svetlana Alexievitch, opte pour la polyphonie et fait du recueil de voix une cathédrale mémorielle, Jean-Pierre Filiu choisit une autre voie. Le « je » de l’historien demeure le point focal, une conscience singulière et analytique qui ordonne le chaos. Cette posture offre au texte une force intellectuelle indéniable. Elle permet une écriture qui tient la démesure du réel par une syntaxe architecturée, où la phrase longue, mime l’accumulation des désastres. Pourtant, ce dispositif narratif soulève d’inévitables questions. La maîtrise émotionnelle de l’historien, qui observe, note et analyse, crée une distance. Cette retenue, si elle protège de tout pathos, risque parfois de lisser la brutalité du vécu, de traduire la souffrance en un objet d’étude impeccable. Le lecteur peut se demander si cette focale unique, celle d’un intellectuel occidental dont le privilège ultime est un billet de sortie, parvient à saisir la totalité de l’expérience, celle qui se loge au-delà des mots, dans le silence traumatique.
Jean-Pierre Filiu refuse le sensationnalisme ; son écriture ne cherche pas à choquer mais à faire comprendre. La fluctuation du prix d’une cigarette Karelia, devenant baromètre de l’espoir d’une trêve, raconte plus sur la psyché collective que de longues descriptions de l’angoisse. L’obsession pour des abris en terre battue témoigne du besoin viscéral de s’ancrer face à la dépossession totale. Cet ouvrage, qui explore les zones de friction entre témoignage, engagement, histoire, géopolitique, et littérature, aborde avec rigueur et émotion les thématiques de la mémoire, du désastre, de l’humanité assiégée, de la narration comme inscription contre l’oubli, et du rôle de l’intellectuel dans le monde contemporain.
Gaza, sismographe du monde
L’ambition de l’historien se déploie lorsqu’il fait de Gaza le sismographe des failles du monde contemporain. Le livre dépasse le cadre de la chronique pour devenir une méditation sur la faillite d’un ordre international. La tragédie palestinienne est présentée comme le symptôme d’une pathologie plus vaste : l’érosion du droit humanitaire, le cynisme d’une diplomatie transactionnelle, la fatigue empathique d’un Occident qui a externalisé la guerre à ses écrans. L’ancrage est subtil : le texte fait écho au sort de l’Ukraine, non pour comparer les souffrances, mais pour souligner la fragmentation d’un système de valeurs universelles. L’historien dénonce la cécité volontaire des médias internationaux, contraints de commenter Gaza depuis les collines israéliennes, transformant le journalisme en une observation à la jumelle. Gaza devient ainsi le lieu où s’observe non seulement la destruction d’un peuple, mais aussi l’autodestruction des principes sur lesquels le monde de l’après-guerre s’était fondé. Le particulier n’est plus simplement un cas d’étude ; il est le prisme qui révèle une vérité globale inconfortable.
Le livre se referme sur une vision inattendue, celle d’une statue de Samson à Kiev. Ce Samson-ci, note l’auteur, n’est pas le vengeur aveugle du mythe biblique. Il a les « yeux grands ouverts pour mater un lion à mains nues, plutôt que de massacrer aveuglément des Philistins et de disparaître avec eux ». Cette image finale agit comme une clé de lecture. Le projet de Jean-Pierre Filiu est de forcer ce regard lucide. En plongeant dans l’abîme, l’historien ne propose pas seulement un document, mais une éthique de l’attention, invitant son lecteur à devenir ce Samson qui refuse de fermer les yeux face au monstre, même si ce spectacle le consume. Le récit devient un acte de connaissance qui engage, et qui juge.

Chroniqueur : Maxime Chevalier
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