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David Le Bailly, Hôtel de la folie, Le Seuil, 18/08/2023, 1 vol. (199 p.), 18,50€

Hôtel de la folie relate la remontée du narrateur à ses origines pour tenter de comprendre pourquoi, jusqu’à ses quatorze ans et le suicide sous ses yeux de Pia Nerina – sa grand-mère italienne –, sa vie s’est déroulée dans le “huis clos infernal” d’un appartement de l’avenue Montaigne à Paris. Il cherche à savoir pourquoi son enfance a eu lieu entre une grand-mère – “mémé” – tant aimée mais cultivant inflexiblement le secret sur sa vie d’avant et une mère – “la folle” – qui lui faisait peur et qu’il ne parvenait qu’à haïr.
Le narrateur nous entraîne à la recherche de son histoire familiale dont on l’a privé avec une volonté et une énergie qu’il sait hautement pathologiques. Par la magie d’une écriture créant la fusion d’objectif entre le narrateur et ses lecteurs, l’irrépressible quête de cette histoire et de la folie associée prend notamment forme, entre petites avancées et blocages insondables, dans l’observation minutieuse de photos et d’archives écrites (lettres, documents administratifs, articles de presse…)

Les photos et les archives écrites : entre ouvertures et impasses

“Qui étais-tu Pia Nerina avant nous trois, avant toi, maman et moi ?” Le narrateur s’attache à répondre à cette question, ainsi qu’à ses déclinaisons, la précisant et la compliquant à la fois : “pourquoi es-tu venue en France ? Par quels moyens as-tu réussi, toi, huitième d’une fratrie de treize, sans un diplôme, sans travail déclaré, des parents ruinés ; oui, par quels moyens as-tu réussi à constituer ce patrimoine dans les beaux quartiers de Paris ?”
Le narrateur décide de se lancer dans un jeu de piste au cours duquel il va devoir scruter des photos où la folie familiale s’est immiscée et consulter des archives diverses en France, en Italie et en Espagne, qui le laissent souvent sur sa faim.
Les photos jaunies, surtout celles des années 1930, montrent une Pia Nerina qui “avait du chien”, qui “était superbe”. Sur celles, généralement prises dans des endroits sélects, où elle est en compagnie d’un homme, le visage de celui-ci a été soigneusement efface, gommé… Le narrateur se demande s’il s’agit ou non de Pyrrhus, son probable grand-père.
Les documents dépouillés dans des mairies, des préfectures de police, des églises… dessinent les contours irrémédiablement flous d’une Pia Nerina insaisissable, fuyante, soulevant souvent plus d’interrogations qu’ils n’en résolvent : a-t-elle été une prostituée clandestine à l’année comme le soupçonnait la police quand elle fut arrêtée le 16 août 1935 ? Que comprendre de son mariage, le 26 décembre 1935, avec François Puigdemon présenté successivement comme sommelier, médecin ou encore boxeur ? Contrairement à ce que stipule l’état civil, ce dernier est-il vraiment le père de Victoria, la mère du narrateur ?
Ou encore, comment, alors que depuis son départ de Naples Pia Nerina n’avait habité que des hôtels modestes et des meublés, est-elle devenue propriétaire de l’appartement de l’avenue Montaigne près de la place de l’Étoile ? Et, comment celui-ci s’est-il mué en prison pour elle, sa fille et son petit-fils ? Autant d’incertitudes enkystées dans les non-dits et les mensonges mais qui, au fil des recherches du narrateur, ramènent presque toujours à Pyrrhus tout en ne se transformant cependant pas en évidences.

Pyrrhus : le très probable grand-père ?

Le narrateur se demande ce que sa grand-mère et sa mère ont aimé chez Pyrrhus : “l’homme qu’il était ou la vie qu’il leur offrait ?”
Très riche, Pyrrhus l’était incontestablement. Ses nombreux écrits (rapports, correspondances, instructions…) révèlent une personnalité secrète, méfiante, très organisée, “distribuant les rôles et les tâches à une armée de gens à son service”. L’obligeant à se réfugier avec sa famille à Genève, la guerre d’Espagne et l’offensive républicaine ont été favorables à sa relation amoureuse avec Pia Nerina puisqu’il pouvait se rendre aisément à Paris où sur la Riviera, où celle-ci résidait.
Mêlant la préoccupation du sauvetage de sa fortune et le combat politique, Pyrrhus a été très séduit par le Franquisme, Il alla jusqu’à s’enrôler dans la Phalange (mouvement politique et paramilitaire au service de Franco) et, surtout il fit couper l’électricité à Barcelone, précipitant ainsi la chute de la ville le 26 décembre 1939. Nommé maire de Barcelone par Franco, en 1942, il reçut à sa table Heinrich Himmler, le chef des SS ! Effaré et ulcéré par cette découverte, le narrateur se dit que Pyrrhus aurait pu profiter de son statut d’hôte, pour tuer l’infâme orchestrateur de la Shoah mais “il a préféré casser la croûte avec lui !”
Quand Franco prend les commandes de l’Espagne, Pyrrhus doit céder des éléments de son immense fortune ; humilié, il expérimente les désagréments de la dictature dont il a accompagné la mise en place. Malgré les choix politiques hasardeux de Pyrrhus, Pia Nerina l’a-t-elle alors soutenu moralement ? Ou s’est-elle avant tout employée à l’amener à faire d’elle une propriétaire ? Si oui, n’a-t-il pas exigé en retour son silence sur leurs relations ?

La folie en héritage

Les recherches du narrateur en Italie le conduisent à la source de la folie du “trio infernal” dans lequel il a grandi. Ruinés, les parents de Pia Nerina ont perdu l’hôtel de la via Toledo à Naples – l’hôtel de la folie – dont ils étaient propriétaires et, dans la foulée, leur position sociale avantageuse. Le désastre financier n’a pas été sans conséquences malheureuses sur leur famille : le frère aîné de Pia Nerina adhère au parti de Mussolini, l’une de ses sœurs se suicide et, elle-même, à 16 ans, choisit de fuir en France, à la poursuite irréfrénable de la richesse et du luxe. Les troubles psychiques qui se sont insinués puis affirmés au rythme de celle-ci chez Pia Nerina et qui ont été transmis à Victoria dans le registre de la fureur peuvent notamment être quelque peu appréhendés dans leur détestation commune du mot “ordinaire” et leur perception du mariage comme graal.
Le narrateur se souvient combien, pour sa grand-mère et sa mère, le mot “ordinaire désignait ce qu’il y avait de pire chez quelqu’un”. Ainsi Pia Nerina s’est convaincue et a convaincu sa fille à la puissance 1000 que les Cecchi – sa très ordinaire famille ! – n’étaient qu’une “bande de miséreux, de ratés, de parasites qu’il fallait coûte que coûte tenir à distance”.
Pour Pia Nerina et Victoria, le graal était de se marier avec un homme fortuné. “Une femme devait savoir tirer le gros lot à l’issue d’une compétition avec des milliers d’autres ; elle devait avoir du flair, se montrer habile et rusée mais tout en feignant l’innocence”. La conquête obligée d’un tel graal, transmise à la fille par la mère, s’est finalement faite en quittant la réalité et ses contingences, emprisonnant la seconde dans des fixations sur des hommes qui l’ignoraient et du mépris haineux pour ceux qui la regardaient.

L’écriture précise et directe de David Le Bailly est tout à cette folie familiale dont il est certes très difficile de pleinement s’émanciper mais dont la possibilité de pouvoir l’identifier et la dire en allège quelque peu le poids si insidieux et si ravageur. Plus largement, l’intérêt d’Hôtel de la folie est de suggérer que la contagion de la folie familiale d’une génération à l’autre n’est pas que de l’ordre de la transmission mais qu’elle se nourrit aussi, se transformant dans ses modalités et ses effets, d’une “intoxication mutuelle” entre les ascendants et les descendants, les empêchant le plus souvent d’en prémunir au mieux les plus petits de la lignée.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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