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Henriette Levillain, Katherine Mansfield : rester vivante à tout prix, Flammarion, 13/09/2023, 1 vol. (240 p.), 21€.

J’avais plusieurs fois dû m’interdire toute promenade le long de la Seine, pour ne pas me jeter à l’eau. Sans Jean-Gab Daragnès, qui habitait avec sa mère la maison voisine de la mienne, j’aurais mis, tôt ou tard, ce projet à exécution.

Une danse constante entre ombre et lumière

Francis Carco de l’Académie Goncourt – le poète des filles perdues et des mauvais garçons – a été à ce point amoureux de Katherine Mansfield qu’il avait envisagé, un temps, de se jeter dans la Seine. Lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois, elle lui a dit – timidement – “Pardonnez-moi, je ne parle pas français”, John Middleton Murry, son futur mari, qui connaît bien Francis, a répondu d’un ton rassurant : “Oh ! Il te l’apprendra !” À la demande de Katherine, de plus en plus fascinée par ce personnage aux allures de voyou, Francis sert de guide et promène le couple sur tous les Boulevards en bas de la Butte, repaires des truands. Cette détestable réputation lui confère une aura extraordinaire auprès de la jeune anglaise. Ensemble, ils vont entendre les chanteurs ambulants qui débitent les morceaux à la mode sous la voûte du métro Barbès. Ils s’attablent dans les petits bistrots d’arsouilles, humant l’odeur pimpante de l’absinthe, regardent l’incessant ballet des femmes partir au labeur et les hommes jouer à la belote. Ils hantent les bals de la rue de Lappe, observent “les affranchis”, chapeau melon sur le front, qui parlent affaire, “combinent” le contrôle de femmes qui n’ont pas l’allure d’honnêtes ménagères. Ces virées nocturnes, Katherine en raffole, et elle s’imprègne jusqu’aux plus profond de son être de cette ambiance que Francis Carco lui fait découvrir avec une folle passion partagée. Il écrira : “J’éprouvais auprès d’elle une espèce de charme que je portais au compte de sa jeunesse et qui venait de son être intime, de la source qu’elle était.” On ne pouvait alors que tomber amoureux de Katherine Mansfield. Sa vie, aussi brève qu’elle ait été, fut une danse constante entre ombre et lumière, entre la mélancolie de l’exil et la passion de l’écriture. Et quelle plume ! Sa maîtrise de la langue, sa capacité à saisir les nuances les plus subtiles de l’expérience humaine, et son don pour transformer les moments les plus banals en scènes poétiques, ont fait d’elle une virtuose de la littérature, hélas si peu connue. La biographie de celle que Francis Carco a portraituré en “Winnie” dans son roman Les Innocents, vient donc enfin laver l’injustice de cet oubli si cruel.

Transgressions et mélodies littéraires

L’histoire de Katherine Mansfield est avant tout celle d’une naissance, d’une échappée et d’une mélancolie. Née Kathleen Beauchamp le 14 octobre 1888 à Wellington, Nouvelle-Zélande, elle a suivi le chant des sirènes littéraires qui l’ont appelée bien au-delà des mers de son pays natal. Malgré la distance titanesque entre la colonie anglaise et Southampton, requérant quarante jours de navigation, la jeune Kathleen, à l’âge de dix-huit ans, s’est résolue à abandonner ses terres et à s’établir en Angleterre. Là, elle s’est réinventée, adoptant le pseudonyme de Katherine Mansfield, sous lequel elle a gravé son nom dans le marbre de la littérature.
Avide de vivre intensément et de transgresser les interdits, la jeune fille s’est affranchie très tôt de l’emprise familiale et des convenances sociales. La biographie d’Henriette Levillain – est c’est là son immense qualité – révèle sous un jour nouveau les racines psychologiques de cette quête effrénée de liberté. Elle se distingue par son approche psychologique et intimiste de la personnalité tourmentée et insaisissable de la nouvelliste néo-zélandaise. L’auteure insiste sur les troubles psychiques dont a souffert Katherine depuis l’enfance, notamment un complexe d’abandon lié à des carences affectives précoces. Elle approfondit ce diagnostic en éclairant certains épisodes troublants de la vie de Katherine Mansfield, comme ses terreurs nocturnes, ses amitiés passionnées suivies de ruptures brutales ou encore son incapacité à distinguer séparation et mort. Ne pouvant surmonter ce sentiment d’abandon, Katherine cherchera toute sa vie à nouer des liens sous diverses formes, multipliant les conquêtes masculines et les amitiés féminines intenses. Mais elle vivra ces ruptures comme autant d’abandons et abandonnera elle-même ses proches de peur d’être quittée. Cette insécurité affective l’a conduite à des excès de tous ordres et à une quête effrénée du plaisir, confondant amour et volupté. La biographie dévoile la période tumultueuse durant laquelle Katherine a mené à Londres une existence bohème et libertine, arborant un style vestimentaire androgyne en rupture avec les conventions. Suite à une grossesse accidentelle, le traumatisme d’une fausse couche en Bavière la rend stérile et affecte durablement sa santé.

L'alchimie de la nouvelle dans la tourmente de l'existence

En dépit de ces épreuves, Katherine Mansfield persévère avec opiniâtreté dans sa quête d’émancipation personnelle et d’accomplissement littéraire. En 1911, elle publie un premier recueil remarqué, Pension allemande, faisant preuve de son mordant talent satirique. Mais sa réputation sulfureuse lui vaut d’être ostracisée par la bonne société edwardienne. Sa rencontre en 1912 avec John Middleton Murry, son cadet de douze ans, apaise temporairement ses tourments intérieurs. S’engage une abondante correspondance amoureuse entre ces deux esprits singuliers. Il demeure toutefois un partenaire maladroit, inhibé et profondément inapte à combler ses aspirations romantiques de la jeune femme.
Katherine Mansfield caresse en vain le rêve d’écrire des romans ambitieux à même de consacrer son talent. Mais sa santé déjà chancelante décline irrémédiablement, la phtisie la guettant insidieusement. Elle fréquente néanmoins des écrivains majeurs tels D.H. Lawrence (dont Henriette Levillain révèle les multiples travers) et Virginia Woolf, dont elle admire le génie, tout en les considérant avec une pointe de rivalité. Virginia Woolf, en dépit d’une certaine jalousie mutuelle, voue en secret une profonde admiration au don littéraire de Katherine Mansfield.
À partir de 1915, elle passe ses hivers sur la Côte d’Azur afin de soulager ses poumons malades. Retirée en solitaire dans l’exiguïté de sa chambre d’hôtel, elle s’acharne à maîtriser l’art subtil de la nouvelle, genre narratif mineur qu’elle hisse audacieusement au rang de forme littéraire noble. Ses brefs récits, denses et ciselés, explorent avec une remarquable acuité psychologique les tréfonds de l’âme humaine dans toute sa complexité. Devenue douloureusement consciente de la brièveté de son existence, elle puise son inspiration créatrice dans les souvenirs édéniques de son enfance néo-zélandaise à jamais révolue.
Son chef-d’œuvre, Prélude, paraît en 1918 et est salué par la critique de l’époque comme l’œuvre d’une virtuose de la nouvelle. La même année, elle épouse enfin John Middleton Murry après de multiples reports. Mais la maladie implacable l’emporte inexorablement. Sur la Riviera, puis en Suisse, en dépit de l’épuisement physique et de souffrances croissantes, elle goûte par éclairs à des moments d’euphorie créatrice. Henriette Levillain montre comment la tuberculose, maladie honteuse et taboue qui la rongeait depuis l’adolescence, a paradoxalement stimulé sa créativité. Devenue consciente du peu de temps qui lui reste, elle s’acharne à produire son meilleur, explorant dans ses nouvelles les thèmes de la mort, de la séparation et de la nostalgie de l’enfance. Jusqu’au bout, elle compose des récits d’une troublante beauté.

Dans les griffes du sorcier Gurdjieff

En 1922, elle rejoint en ultime recours l’institut du mystique Gurdjieff, intimement persuadée de la nécessité de guérir son âme avant de soigner son corps défaillant. Croyant lui redonner vie, Gurdjieff fait installer la chambre de sa protégée dans l’étable car, dans la tradition populaire orientale, le souffle des vaches guérit la phtisie ! Le 9 janvier 1923, John Middleton Murry est venu la rejoindre au Prieuré d’Avon. Elle est d’une étrange pâleur ; il ne l’a jamais vu aussi belle. Vers dix heures du soir, très lasse, elle monte dans sa chambre se reposer. À la suite d’une violente quinte de toux, un flot de sang jaillit de sa bouche. Elle meurt quelques instants plus tard des suites d’une violente hémoptysie. Elle s’éteint prématurément à 34 ans. Inhumée discrètement près de Fontainebleau, elle laisse derrière elle une œuvre saluée pour sa maîtrise consumée du non-dit et sa dimension poétique. Katherine Mansfield demeure incontestablement l’une des plus brillantes nouvellistes de langue anglaise de sa génération.
En ressuscitant avec sensibilité et une intuitive intelligence la destinée intime de cette femme exigeante en quête d’absolu, Henriette Levillain signe une biographie de référence, précieuse pour mieux saisir l’œuvre de Katherine Mansfield. Son style élégant, alliant avec justesse analyses littéraires fouillées et introspection psychologique aiguë, restitue de façon vivante et incarnée la trajectoire fascinante et tragique de l’une des plus grandes voix de la littérature moderne. Cet ouvrage nous invite à redécouvrir cette artiste complexe, et à méditer sur la place qu’elle occupe dans le patrimoine littéraire du XXe siècle.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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