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Morgane Az, L’autre part, Plon, 24/08/2023, 1 vol. (266 p.), 21€.

Avec L’Autre part, son premier roman paru chez Plon, Morgane Az nous plonge dans les méandres de la mémoire et de l’histoire d’une famille. En remontant le temps, de Tanger dans les années 1950 jusqu’à nos jours, elle tisse un récit sensible sur la quête des origines et de cette part de nous-mêmes que nous léguons, l’autre part…

Une alternance habile entre passé et présent

C’est par un subtil va-et-vient entre deux époques que l’intrigue se déploie. L’héroïne principale est Lina, une jeune femme qui part sur les traces de sa grand-mère, Manelle, récemment disparue. Un cliché retrouvé la met sur la piste du passé occulté de Manelle, qui a vécu une année déterminante à Tanger dans sa jeunesse. Le lecteur suit ainsi en alternance le périple initiatique de Lina dans le Tanger d’aujourd’hui, et – en flashbacks – le séjour de Manelle en 1953, alors qu’elle avait 20 ans. Si le procédé du roman polyphonique n’a rien de novateur, il est ici utilisé avec brio, permettant de mettre en perspective les deux époques avec fluidité. La trame temporelle se dévide sans accroc, les chapitres se répondent avec à-propos, et le suspense est savamment distillé.
Cette exploration à rebours du temps qui passe est aussi l’occasion pour l’auteure de brosser le portrait de la métamorphose d’une ville. Personnage à part entière du livre, Tanger – entre Atlantique et Méditerranée – apparaît comme un palimpseste, où chaque époque a laissé sa marque dans le dédale des ruelles. Les descriptions sensibles de la lumière, des couleurs, des senteurs nous plongent au cœur de cette cité singulière. Morgane Az excelle dans l’art de faire revivre cette ville, de la doter d’une âme qui imprègne chacune de ses pierres. On croit s’y promener, tant les tableaux qu’elle dresse sont picturaux, et le vieux Marzouk – le conteur de rue – ensorcelle le récit, comme a pu l’être Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient.

La condition féminine, leitmotiv du récit

Mais derrière cette plongée dans le temps et l’espace, c’est avant tout un destin de femme que l’auteure souhaite mettre en lumière. En effet, la trame de fond du roman est la lutte des femmes pour leur émancipation, leur indépendance, leur liberté. À chaque époque correspond son lot d’injustice, des carcans dont il faut s’extraire. Le Tanger de 1953 – au temps où soufflait l’esprit de la Beat Generation – n’échappe pas à la règle, malgré son statut de ville internationale, alors que se profile le spectre d’attentats terroristes qui vont secouer le Maroc, en même temps que l’Algérie voisine. Les étrangers, et en particulier les Français, sont désormais indésirables. L’auteure nous fait pénétrer dans l’intimité de plusieurs femmes qui se battent afin d’exister par elles-mêmes. Avec sensibilité, Morgane Az retrace la naissance de mouvements féministes clandestins, qui commencent à secouer les mentalités sclérosées. Ces résistantes de l’ombre, qui œuvrent dans des arrière-cours pour offrir un avenir à leurs sœurs, sont magnifiquement campées, en particulier derrière le personnage de Nour. Leurs élans, leurs doutes, leurs combats résonnent en nous. Car le roman est traversé par un souffle puissant, celui de la sororité et de l’entraide entre femmes. Une résilience lumineuse qui transcende les décennies.

Une écriture poétique habitée par les silences

Car ce qui frappe également dans L’Autre part, c’est la dimension poétique maintenue de bout en bout. Par petites touches impressionnistes, l’auteure esquisse des ambiances, des émotions fugaces, des sensations ténues. Elle excelle dans l’art de suggérer plutôt que d’asséner, de faire respirer ses phrases, de ménager des blancs. Ce sont d’ailleurs ces non-dits, ces secrets jalousement préservés par Manelle qui motivent la quête de sa petite-fille. En creux, par allusions, affleure le mystère de ce pan occulté de sa vie, d’un amour impossible, d’un secret inavouable. On sent que Morgane Az a pleinement conscience de la force des mots qu’elle prend soin de ciseler. Certaines formules résonnent longtemps, à l’image de cette question lancinante : “Que devient-on quand on nous quitte ?” Tout le projet littéraire est contenu dans cette interrogation ontologique. Car, in fine, le roman interroge sur ce que nous léguons aux vivants, cette part secrète de nous-mêmes que nous emmenons dans l’au-delà. Quelle empreinte durable laissons-nous à ceux qui restent ? C’est tout l’enjeu de la quête de Lina, qui tente de recomposer le puzzle du passé de Manelle.

Une quête de soi par-delà les générations

En filigrane, la narration pose ainsi la question de la filiation, de ce que nous transmettons, consciemment ou non, à nos descendants. Quelle part de honte, de traumatismes, enfouissons-nous en eux à leur insu ? Jusqu’où remontent les mécanismes psychiques qui nous habitent ? Autant d’interrogations vertigineuses soulevées en creux. Car ce que désire Lina, au fond, c’est retrouver la jeune femme insouciante que fut Manelle, avant que le poids des années et des épreuves ne l’étouffent. Elle espère renouer le lien avec cette autre part d’elle-même, qui s’est étiolée avec le temps. À travers le prisme de la fiction, le roman pointe ainsi du doigt des enjeux intemporels qui traversent chaque destin. Derrière l’intrigue à tiroirs se niche une réflexion profonde sur ce qui, en nous, échappe au temps. Des thèmes universels brillamment mis en scène à travers le particularisme de ce récit. Dans L’Autre part, on voit bien que tout est lié. Lina et Manelle, la grand-mère et la petite fille, ont des vies très différentes. Pourtant, leurs histoires sont connectées. Manelle a vécu des choses importantes à Tanger quand elle était jeune. Des dizaines d’années plus tard, ces expériences influencent toujours le voyage de Lina pour trouver ses origines. C’est ce qu’Edgar Morin appelle “l’interdépendance”. Personne ne vit isolé des autres. Nos vies sont toujours reliées, même quand des années ou des kilomètres nous séparent. Manelle et Lina montrent que le passé et le présent sont connectés. Ce que nous vivons influence les générations futures, et vice-versa.

Un premier roman d'une grande maturité

Pour un premier ouvrage, L’Autre part impressionne par sa maturité littéraire. La plume de l’auteure est assurée, maîtrisant avec brio les enjeux narratifs. Les dialogues sonnent juste, les personnages sont complexes, les descriptions font mouche à chaque fois. Le souffle ne retombe jamais, porté par une belle énergie.
À n’en pas douter, L’Autre part marque l’éclosion d’une grande plume. Morgane Az confère à son roman une authenticité qui transcende les modes et les époques. En refermant l’ouvrage, on est touché par la sincérité qui s’en dégage. La poésie du style au service de la complexité des êtres ; telle pourrait être la marque de fabrique de cette auteure dont le premier jet s’avère déjà plein de promesses.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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