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Pierre-André Taguieff, Le nouvel âge de la bêtise : diagnostic et contre-attaque, Éditions de l’Observatoire, 20/09/2023, 1 vol. (315 p.), 23€

Pierre-André Taguieff est un Philosophe, Politiste et Historien des idées. Il est également directeur de recherche au CNRS. Après plus d’une cinquantaine d’ouvrages, il nous propose un nouvel opus :  Le nouvel âge de la bêtise paru aux éditions de l’Observatoire.
L’éditeur nous présente cet ouvrage comme un essai au vitriol contre la prolifération de la bêtise dans notre société, ainsi que les rares moyens d’y échapper tant elle est consubstantielle à la nature humaine

William Shakespeare, dans Le Roi Lear (acte IV, scène I), fait dire à Glocester : “Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles”. Nous sommes à ce moment-là au tout début du XVIIe siècle et il semblerait que ce phénomène soit un des marqueurs permanents de l’humanité. Quelques siècles plus tard dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’article “Imbécile” rédigé par le chevalier de Jaucourt, donne cette définition : “Celui qui n’a pas la faculté de discerner différentes idées,  de distinguer, comparer et abstraire des idées”. Cependant, on peut constater avec Hannah Arendt qu’il existe une “bêtise intelligente, incarnée par des individus perçus à la fois comme bêtes et intelligents”. Ce paradoxe rend le sujet inépuisable et l’auteur s’en donne à cœur joie.

De la formule attribuée à Euripide : “Ceux qu’il veut perdre, Jupiter les rend fous”, Pierre-André Taguieff nous indique qu’il ne serait pas moins vrai de dire : “Ceux qu’il veut perdre, Jupiter les rend bêtes”. La bêtise ordinaire des petites gens intéresse peu l’auteur qui porte davantage son regard sur celle des classes supérieures, même si l’impossibilité au crétin de sérier le vrai du faux donne longue vie aux fake news et autres faits alternatifs.
Son enquête porte en particulier sur la bêtise telle qu’on la rencontre “dans les milieux intellectuels, située à l’intersection du culturel et du politique”, bien que l’auteur nous précise que “la bêtise n’est pas seulement réservée aux leaders politiques, aux chefs militaires”.

Vaste programme aurait dit le général de Gaulle… D’autant que la bêtise ne se présente jamais à l’état pur ; pour classer les cons (petits, grands, gros, jeunes ou vieux), les idiots, les imbéciles, stupides, débiles, bêtes, crétins etc. rien n’est pas simple. Les psychologues du XIXe ont classé par ordre de débilité croissante les crétins, les imbéciles et les idiots, remplacés au XXe par “retard léger”, “moyen” et “profond”. Comme on le voit, les mots ne manquent pas pour qualifier les imbéciles et Louis Ferdinand Céline nous dit que “pour que dans le cerveau d’un couillon la pensée fasse un tour, il faut qu’il lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles”. Céline qui n’est pas épargné par P-A Taguieff qui décrit dans le détail son comportement pro nazi, “ses abjectes bouffées délirantes stylisées” et son mépris de tout ce qui n’est pas lui. Un enterrement de première classe.

Pierre-André Taguieff cite de nombreux esprits lucides comme Baudelaire, Gustave Lebon, Gustave Flaubert, Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietzsche et Léon Bloy ainsi que Raymond Aron et Clément Rosset, sans oublier Paul Valéry, José Ortega y Gasset et Robert Musil. Tous ont tenté de définir le concept de bêtise par des voies différentes, mais ses critères sont tellement aléatoires en fonction des époques et des cultures qu’il est difficile d’en écrire une histoire universelle : “ce qui est reconnu comme étant stupide à une époque et dans une culture ne le sera pas à une autre époque ou dans une autre culture”.

Le poète allemand Jean Paul (1763-1825) dans son Éloge de la bêtise formule ironiquement celle-ci comme une indication thérapeutique : “je veux montrer que la bêtise est le remède universel longtemps recherché contre toutes les maladies”, ce qui peut apporter un autre regard sur des maladies actuelles qui nous accablent.

Types de bêtises

Si, comme le soulignait Albert Einstein, la bêtise humaine est infinie, le crétin, à l’intérieur de cette infinitude peut présenter différents visages. Pierre-André Taguieff en recense un certain nombre parmi lesquels :

  • La bêtise académo-militante qui produit un blabla répétitif qui à l’image des perroquets donc qualifiée de psittacisme.
  • La bêtise de masse qui par exemple adhère à la croyance que la terre est plate. L’auteur nous précise que selon un sondage de l’IFOP réalisé en décembre 2017, “plus de 9 % de français croient possible que la terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école”.
  • La bêtise idéologisée des élites culturelles, qui au nom de la diversité a annulé les représentations de la pièce de Samuel Beckett “En attendant Godot” au prétexte que seuls des hommes avaient été auditionnés pour les cinq rôles masculins de la pièce. Ceci allait à l’encontre d’une “politique d’inclusivité universitaire“. Des hommes interprétant des rôles prévus pour des hommes est jugé discriminatoire. Ceci s’est passé en février 2023 à l’université de Groningen.
  • Le panurgisme ou instinct grégaire où l’on suit et reproduit les mêmes schémas de classe.
  •  Les idiots utiles en tout genre. Ce type de bêtise est largement développé au chapitre III où politiciens et intellectuels de toutes obédiences sont bien agrafés. À déguster sans modération

Pour faire reculer la bêtise

Si l’intelligence ne protège pas de la bêtise, P-A Taguieff nous rappelle que le doute et l’ironie sont les deux tournures d’esprit qui nous en éloigneront. Il faut éviter aussi d’être victime de ce que les psychologues appellent : “biais de confirmation d’hypothèse”, ce qui consiste, à l’étude d’un sujet de ne retenir que ce qui va dans le sens de ce que l’on croit. Il est très difficile de lutter contre ce travers, car tout le monde a besoin d’être conforté dans ce qu’il croit, il y va de l’estime de soi. Les fakes news et autres faits alternatifs, dont les effets sont multipliés par les réseaux sociaux, ont du fait de ce biais de confirmation, encore de beaux jours devant eux.
Pour conclure, il s’agit d’un essai extrêmement fouillé qui bénéficie d’une documentation considérable, mais le renvoi systématique en bas de page ne rend pas la lecture toujours facile. Nonobstant, il s’agit d’un brûlot intense, percutant et rafraîchissant.

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Chroniqueur : Dominique Verron

dominique.verron@wanadoo.fr

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