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Sébastien Lapaque, Échec et mat au paradis, Actes Sud, 04/09/2024, 336 pages, 22,50€

Sébastien Lapaque, écrivain érudit et fin connaisseur des arcanes de l’histoire littéraire européenne, nous offre avec Échec et mat au paradis une fiction historique singulière, tissée autour d’un dialogue imaginaire entre deux figures majeures du XXe siècle : Stefan Zweig et Georges Bernanos. Dans le creuset exotique et tumultueux du Brésil des années 1940, ces deux titans de la plume, que tout oppose, se rencontrent et confrontent leurs visions du monde, livrant un duel d’âmes poignant où se mêlent drame personnel, réflexions sur l’exil et la quête désespérée de sens face à l’effondrement du vieux monde européen.

L’œuvre prend racine dans la réalité historique de l’exil brésilien de Zweig et Bernanos, deux écrivains européens fuyant l’ombre grandissante du nazisme. L’Europe, berceau de leur culture et de leur identité, est en proie aux flammes de la Seconde Guerre mondiale. Le Brésil de Getulio Vargas, terre d’accueil ambiguë, oscille entre une modernité naissante et une dictature rampante, alliée fluctuante des puissances en guerre. C’est dans ce contexte d’incertitude et de bouleversement que les deux hommes se retrouvent, chacun porteur d’un lourd bagage d’angoisse et de désillusions. Leur rencontre, orchestrée par l’auteur avec une subtile maîtrise de l’histoire et de la psychologie, pose d’emblée la question de la confrontation : comment deux visions si diamétralement opposées de l’existence peuvent-elles coexister, dialoguer, voire s’influencer ?

La rencontre imaginaire – Un duel d’idéologies dans un Brésil crépusculaire

Au cœur du récit, le dialogue imaginaire entre Stephan Zweig et Georges Bernanos, orchestré par Sébastien Lapaque avec une virtuosité quasi musicale, met en scène le choc frontal entre deux visions du monde. Zweig, humaniste désespéré, s’accroche à un optimisme désenchanté, une foi vacillante dans la possibilité d’un monde apaisé. “Certains jours, [les mélodies brésiliennes] me font même horreur. Mais le carnaval les renouvelle. Et nous pouvons difficilement contester au peuple brésilien son allégresse enfantine.”, confie-t-il à Bernanos, révélant une forme de résignation mélancolique face à la barbarie qui s’abat sur l’Europe. Georges Bernanos, quant à lui, fulmine contre la lâcheté des démocraties et la compromission des médiocres. “Il faudra vaincre pourtant ! Nous sommes confrontés à des méthodes de destruction de plus en plus efficaces. L’acceptation servile de la violence nous serait fatale…”, assène-t-il, avec la force et la conviction d’un prophète biblique.

Chaque mot prononcé est une arme, chaque phrase un coup porté dans un duel intellectuel où s’affrontent la résistance et la fuite, l’engagement et le repli sur soi. “Qui a fait le coup ? Le contenu de la conversation entre le juif tenté par l’abîme et le catholique à la réputation d’antisémite m’a accaparé.”, écrit Sébastien Lapaque dans l’introduction, soulignant la tension qui sous-tend ce face-à-face imaginaire. La structure du dialogue est remarquable : les échanges sont vifs et ciselés, les silences lourds de sens, les tirades enflammées révèlent l’abîme qui sépare les deux hommes. “L’art de ce paysagiste de l’âme n’avait rien de commun avec celui de Stefan Zweig, aquarelliste délicat”, note l’auteur, soulignant les différences de tempérament et de style entre les deux écrivains.

Malgré le caractère fictif de la rencontre, la tension narrative est palpable, l’authenticité des émotions transcende la fiction. “Je me suis interrogé de manière obsessionnelle sur cette mort d’un réfugié du nazisme dans un pays marqué par la dictature de l’État nouveau”, confesse Sébastien Lapaque, révélant l’intensité de sa propre interrogation face au destin tragique de Stephan Zweig. La rencontre imaginaire, née de l’érudition et de la sensibilité de l’auteur, est empreinte d’une troublante vérité humaine. Le duel d’idéologies, magnifié par le cadre exotique et tumultueux du Brésil, devient un miroir des impasses morales auxquelles sont confrontés les intellectuels européens face à la montée du nazisme et aux horreurs de la guerre. “Au terme d’un quart de siècle d’enquête, je n’en sais presque rien. J’ai donc tout inventé”, conclut l’auteur, nous laissant face à la puissance troublante de la fiction et à la fragilité des certitudes face à l’histoire.

Le Brésil, terre d’exil et d’ambivalence

Sébastien Lapaque fait du Brésil bien plus qu’un simple décor exotique : il en fait un personnage à part entière, une terre d’ambiguïté, miroir des espoirs et des désillusions des deux écrivains. Perçu à la fois comme un potentiel paradis d’exil et une terre de contrastes, le Brésil incarne les impasses morales auxquelles se heurtent Zweig et Bernanos. “Privé de patrie depuis l’annexion de l’Autriche, il rêvait d’une autre terre, d’une vie nouvelle, loin du saccage nazi de l’Europe”, écrit Sébastien Lapaque à propos de Zweig, soulignant l’espoir d’un nouveau départ, d’un refuge loin de l’Europe en feu. Mais ce Brésil, terre d’accueil, est aussi une terre de contradictions, tiraillée entre une modernité naissante et une dictature rampante. “Je me suis interrogé de manière obsessionnelle sur cette mort d’un réfugié du nazisme dans un pays marqué par la dictature de l’État nouveau, longtemps allié de l’Allemagne hitlérienne”, note-t-il, pointant l’ambivalence de ce pays, un temps allié, du régime de Vichy. (En réalité le Brésil a eu des sympathies, mais n’a jamais formellement rejoint l’Axe et a basculé du côté des Alliés après 1942.)

La symbolique des lieux est forte : le Minas Gerais, avec ses paysages montagneux et ses villes coloniales chargées d’histoire, devient le symbole d’un refuge illusoire, d’une tentative de retour à un passé idéalisé. “Sur les hauts plateaux du Minas Gerais, dans la grande salle à manger de la ferme de la Croix-des-Âmes… Des chaises paillées comme celles qu’on voit dans les églises…”, décrit Sébastien Lapaque, créant une atmosphère à la fois paisible et pesante, empreinte de religiosité et de mélancolie. Rio de Janeiro, bouillonnant et cosmopolite, représente quant à lui la tentation d’une vie nouvelle, d’une intégration possible dans un monde en mutation. “À l’époque, il servait dans le bataillon de la garde présidentielle. Sur la photographie qu’il m’a montrée, sa tunique bleue, sa ceinture rouge, son pantalon blanc et son shako à aigrette le faisaient ressembler à un soldat de plomb.” Cette description quasi cinématographique souligne le contraste entre l’ordre apparent et le chaos sous-jacent, entre la fascination pour le spectacle et l’angoisse de l’inconnu.

La dimension politique de l’ouvrage est omniprésente. L’État Novo de Vargas, avec ses alliances ambiguës et ses contradictions internes, devient le reflet de l’état d’esprit des deux écrivains, tiraillés entre espoir et désillusion. “Le 27 août 1941, Stefan Zweig, l’écrivain le plus imprimé et le plus lu dans le monde, a retrouvé le Brésil une dernière fois en compagnie de sa seconde épouse, Lotte Altmann”, écrit l’auteur, situant l’action au cœur d’une période trouble, où l’ombre du nazisme plane sur le monde et où le Brésil oscille entre collaboration et résistance. Le pays, terre d’exil, devient ainsi le miroir des questionnements identitaires et des impasses morales des deux protagonistes.

L’obsession de la mémoire et de l’identité – L’impossible fuite

L’obsession de la mémoire et la quête d’une identité perdue sont les fils rouges qui tissent la trame de ce récit poignant. Stefan Zweig, hanté par la disparition de l’Europe d’avant-guerre, incarne la figure de l’intellectuel européen déraciné, à la recherche d’un passé révolu. “Privé de patrie depuis l’annexion de l’Autriche, il rêvait d’une autre terre, d’une vie nouvelle, loin du saccage nazi de l’Europe.”, écrit Sébastien Lapaque, soulignant le traumatisme de l’exil et la nostalgie d’un monde disparu. La perte de son identité juive, refoulée pendant des années, resurgit avec une acuité nouvelle face à la barbarie nazie. “Le contenu de la conversation entre le juif tenté par l’abîme et le catholique à la réputation d’antisémite m’a accaparé.”, assure l’auteur, révélant l’importance de cette dimension identitaire dans la rencontre imaginaire. L’effondrement de son idéal humaniste, la destruction de ses certitudes, le laisse exsangue, face à un vide existentiel qu’il ne parvient pas à combler. “Je n’entends plus ni la musique, ni l’allégresse, ni rien d’autre. Cela fait de longs mois, que je n’entends plus rien.”, confie Zweig à Bernanos, exprimant l’anéantissement de ses sens, la perte de ses repères.

Bernanos, quant à lui, est en quête d’un absolu qu’il ne trouve plus dans un monde dévasté par la guerre et les idéologies. “C’est le catholique errant que je suis, banni d’Europe par le mensonge”, se décrit-il, soulignant son propre exil, sa propre quête d’une vérité intangible. L’auteur explore avec finesse la dimension psychologique des deux personnages. Chaque échange devient l’écho de leurs traumatismes, un retour sur leurs chemins personnels brisés. “Que se sont-ils dit, cette longue après-midi ?”, s’interroge Sébastien Lapaque, nous invitant à plonger dans les profondeurs de leur dialogue, à décrypter les non-dits, les silences chargés d’émotion. Le pouvoir de la fiction à éclairer les zones d’ombre de l’Histoire et de l’âme humaine est magnifiquement exprimé dans cet ouvrage.

L’échec de la fuite est un thème central du roman. Même au bout du monde, même dans le cadre idyllique de Petrópolis, l’ombre du passé, le poids des souvenirs, continuent de hanter les deux écrivains. “Cette musique qu’on entend toute la journée, dans la rue et dans les cafés… Lorsque je suis arrivé au Brésil, en août 1938, elle m’enchantait. […] Ma joie a été de courte durée.”, constate Zweig, exprimant sa désillusion, l’impossible apaisement de son angoisse dans ce refuge illusoire. Le suicide de Zweig, sans en dévoiler les circonstances précises, apparaît comme l’aboutissement tragique de cette impossible fuite, l’expression ultime d’un échec existentiel face à une Histoire qui a broyé ses rêves et ses illusions. Sébastien Lapaque, en explorant avec sensibilité les tourments intérieurs de ses personnages, nous offre une réflexion profonde sur la condition humaine, sur le poids de la mémoire et sur la fragilité de l’espoir dans un monde en ruines.

En conclusion, Échec et mat au paradis est une œuvre puissante et troublante. Sébastien Lapaque, avec une écriture subtile et maîtrisée, fait revivre l’histoire par le biais de la fiction, donnant corps et voix à deux figures emblématiques du XXe siècle. La profondeur émotionnelle des personnages, la richesse des thématiques abordées, et la force du dialogue imaginaire font de ce roman une expérience de lecture inoubliable. Au-delà de la confrontation idéologique, l’ouvrage nous interroge sur la condition humaine, sur l’exil, sur la quête de sens dans un monde en perpétuel bouleversement. L’auteur nous laisse avec une question lancinante : peut-on vraiment fuir son destin, ou finit-on toujours par y succomber ? La force de l’écriture de Sébastien Lapaque réside précisément dans cette capacité à nous faire ressentir, avec une intensité rare, le poids du passé, l’angoisse du présent et l’incertitude de l’avenir. Comme un écho lointain, la voix de Zweig et de Bernanos – qui appartiennent au Monde d’hier – continue de résonner en nous, longtemps après avoir refermé ce livre émouvant et singulier.

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