Avec Diables Gardiens, Erri de Luca signe un merveilleux texte poétique, conçu à partir des dessins d’Alessandro Mendini. De cette rencontre et cette collaboration naît un livre, qui crée une puissante dynamique entre le texte et l’image, sans jamais asservir cette dernière à l’écriture. L’auteur s’en explique dans la préface, et, à la fin, il inverse la relation établie tout au long de l’œuvre, en terminant par une sorte de « vanité » du peintre, conclusion de cette aventure qu’il définit comme « une balade bras dessus bras dessous », renforçant ainsi l’idée d’un mouvement commun. Un dessin de Mendini, l’image d’une ombre en miroir, légendée par la formule « Io erro, tu erri », (« j’erre, tu erres », mais aussi, « tu es Erri ») résume par un jeu de mots cette complicité et entraîne une réflexion sur la nature de l’ombre.
L’image et l’écriture s’affrontent quand elles sont mises ensemble. L’image, qui a le public le plus large, utilise l’écriture comme sa propre légende. L’écriture, de son côté, veut que l’image soit son illustration. En l’occurrence, les hostilités sont suspendues. Ici, l’image a la priorité et c’est elle qui est à l’origine de la page de droite qui suit.
Dans cette préface, Erri de Luca résume parfaitement le dialogue qui s’établit entre l’artiste et l’écrivain, co-auteurs de Diables gardiens. Ce titre énigmatique renvoie aux monstres surgis de l’enfance, à l’origine des dessins d’Alessandro Mendini, eux-mêmes inspirés par ceux de Pietro, un enfant dyslexique. L’artiste est un démiurge, très proche du premier homme qui donne des noms aux animaux créés antérieurement, et invente ses propres mythologies. Les mots d’Erri de Luca sont des mots voyageurs, lui échappant pour être « emportés dans un bateau à voile sur l’océan, au sommet d’un monastère, par un missionnaire au Guatemala, par un alpiniste au pôle Sud et dans un camp de base en Himalaya. » Mais s’ils s’avèrent fragiles ou périssables « ils ont été brûlés dans un incendie », ils revêtent une fonction sociale, donnant à un prisonnier une sensation de liberté, accompagnant des noces et des funérailles en son absence. Je peux en témoigner, pour lui avoir emprunté un fragment de ce livre, dans le dernier hommage à ma mère. « Retirer le dernier mot à la mort » : cette phrase percutante se révélait de circonstance pour une cérémonie d’enterrement. La beauté du texte apaisait un peu le deuil.
Le livre trouve son ancrage principal dans la ville de Naples, où l’auteur est né, et où Néron a aussi interprété ses odes. Sa représentation a coïncidé avec un séisme que l’empereur a pris pour des applaudissements. Erri de Luca cite le seul vers qui ait survécu à l’empereur, Sub terris tonuisse putes, Sous les terres, tu as cru qu’il tonnait, et voit dans cette allitération « l’expression acoustique condensée d’un tremblement de terre. ». Il ajoute :
La rupture d’équilibre entre des plates-formes souterraines produit un rugissement minéral, une explosion de coups de tonnerre. Sous terre c’est une tempête, le sol est un vaisseau sur les vagues, des gouffres s’ouvrent, les montagnes déchaînent des avalanches. Les pièces des maisons deviennent des cellules d’une ruche sous les coups de patte d’un ours, à la place du miel, les vies.
L’écrivain reprend la métaphore de l’abeille à la fin du livre dans un autre contexte, celui de la citation d’une phrase d’Une saison en enfer. L’obsession de cette phase rimbaldienne est comparée au vol d’une abeille tournant autour de lui. Diables gardiens, de façon aussi poétique que saisissante, évoque les multiples secousses sismiques dont la ville est coutumière depuis des siècles. Ce leitmotiv s’incarne dans la silhouette omniprésente du Vésuve, qu’il décrit comme « le champ d’explosion d’un soleil aveuglé sous terre. Le trou de sortie du cratère est aussi rond qu’une pupille. » Cette image incandescente pourrait renvoyer à la vision qu’avaient les poètes de l’Antiquité, en particulier Homère, auquel le cratère des volcans avait inspiré l’idée de l’œil unique des Cyclopes, dans l’Odyssée. Il évoque d’ailleurs, dans un autre poème en prose, qui explore le rôle des sens, en accordant plus d’importance à l’ouïe, la question de l’œil, en particulier celui de Polyphème. Ces évocations entrent en résonance avec les dessins d’Alessandro Mendini, Gli sguardi, ou Portrait de mon œil droit. Quant à l’écrivain, il a « un œil à moitié éteint, compensé par l’autre ». Mais cet œil à demi aveugle, devient, comme dans les mythes antiques « mon œil clairvoyant, doué de vision au lieu de vue », qui « préside à l’écriture d’une histoire », et « imagine, prévoit ». L’œil valide, « vigilant, réactif, » est « l’œil napolitain fait pour diriger le présent qui pour moi se déroule en dialecte », alors que l’œil affaibli, dédié à la création, « passe lentement en italien du passé à l’avenir ».
Le sous-sol de sa ville auquel se réfère constamment l’écrivain italien rappelle les descriptions de la « Porte des enfers » faites par Laurent Gaudé dans son roman éponyme. Aux évocations mythologiques d’Erri de Luca s’ajoute le motif du labyrinthe, qui intervient dans plusieurs de ses poèmes en prose, qu’il s’agisse des sons qu’il entend alors qu’il est victime d’un infarctus, ou de l’image de la terre vue du ciel. D’un texte à l’autre, des liens se tissent (et d’ailleurs le labyrinthe, pour les spécialistes de l’imaginaire, n’est-il pas aussi semblable à une forme de tissage, que l’on trouve dans les images des auteurs latins ?). Ainsi, la fin d’un poème se termine sur une sensation de vacillement, de perte d’équilibre, reprise au début du texte suivant par l’évocation de La Chute de Camus, qui nous conduit à celle de Paul de Tarse dans Les actes des apôtres. Le livre dévide tout un réseau de significations et d’allusions, joue sur le langage et les étymologies pour les creuser davantage, et même sur la gematria, cette forme de numérologie kabbalistique, en rapprochant la valeur numérique du mot cheval (sus en hébreu), l’absent du texte au départ, et du mot tort (aon) correspondant au chiffre 126, pour se livrer à une interprétation de celui-ci. Ainsi, il restitue à son poème une dimension mystérieuse, issue de cette valeur magique originelle. Il interroge aussi les voix du silence, qu’il juge particulièrement précieuses :
Au cours d’une commémoration du 11 septembre, au pied des nouvelles tours à Manhattan, Paul Simon a chanté son chef-d’œuvre. Il décrit une vision qui continue « within the sound of silence« . Ce silence se propage en lui comme un cancer. Je n’ai jamais ressenti cette intensité de perception. Par une nuit sans lune, allongé sous un foisonnement d’étoiles, j’ai cru me sentir au centre d’une galaxie. C’était le désarroi d’être une cible visée d’en haut. Ma peau brûlée et salée par ma journée de mer portait la charge électrique qui attire la foudre, sans aucun nuage.
À la vision de Naples menacée par le Vésuve se superpose celle de New York dévastée après les attentats du 11 septembre. Mais sa ville, très différente de la mégapole américaine, lui apparaît comme un théâtre. L’auteur reprend ici le topos baroque du theatrum mundi, qu’affectionnaient Shakespeare, avec sa tirade « Le monde entier est un théâtre », dans la pièce Comme il vous plaira, et Calderon dans Le grand théâtre du monde :
C’est pourquoi la ville est théâtrale de la façon la plus capillaire, chacun a un rôle qu’il joue avec la précision d’une marionnette. Chacun est le marionnettiste de lui-même. Les fils qu’il manie en maître sont ses propres nerfs, de la tête aux pieds. Le théâtre du Naples est partout, du trottoir jusqu’en haut, du marché au tribunal.
Erri de Luca se penche aussi sur la figure du poète yiddish Izhat Katzenelson, et les poèmes enfermés dans des bouteilles qu’il avait enfouies dans le sol du camp d’internement de Vittel, avant d’être tué à Birkenau. Le philosophe Georges Didi Huberman, dans son livre Images malgré tout, évoquait déjà les bouteilles contenant des messages qu’enterraient les déportés pour laisser une trace d’eux. Pour Erri de Luca, la poésie ne se conçoit qu’engagée, en lien avec sa vie militante, lui qui s’est battu toute sa vie durant, et qui défend les plus précaires, comme les migrants. La thématique du voyage ne concerne pas ici que les mots, mais aussi les hommes. Toute sa vie, Erri de Luca a soutenu les causes auxquelles il croyait, la plus récente étant celle des clandestins déracinés, victimes des passeurs. Mais au-delà de l’humanitaire, la vision poétique reprend le dessus, en particulier lorsqu’il évoque le paysage de Lampedusa, qui devient le lieu d’une allusion picturale : le bleu intense et profond de la mer autour de l’île lui rappelle celui du ciel de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue. Son texte commence par une citation d’Une saison en enfer et se termine par l’allusion au peintre italien, tandis que les migrants lui donnent l’occasion de revisiter à travers eux le mythe du cheval de Troie. Après Rimbaud, il revient à l’Enfer de Dante. L’auteur mêle les époques, rappelle celle de son père engagé dans les chasseurs alpins, qui refusait de manger les truites grasses du sang de ses semblables. Il évoque tour à tour les guerres, les luttes syndicales, la faim et pose des questions fondamentales. Que signifie se connaître ? Qu’est-ce qu’un artiste ? Un moissonneur d’histoires, comme il se définit ? L’animal arlequin dessiné par Alessandro Mendini ? Il s’interroge sur le cinéma, rapproche, dans un raccourci poétique, par la similarité de leurs formes, le jeu de Mikado des tableaux de Kandinsky ou se place sous l’égide d’Ossip Mandelstam. Le livre insère des poèmes d’autres auteurs, ou emprunte des formules à des sources hétérogènes, comme cette belle expression, « Traverser la mer sans que le ciel le sache », à un traité de stratégie chinois de l’ère préchrétienne.
Ainsi, ce dernier opus d’Erri de Luca, fruit de sa collaboration avec Alessandro Mendini dont les images ont généré ses textes, se caractérise par son foisonnement de références, sa puissance poétique et son humanité. Une œuvre forte et splendide, à laquelle on souhaite de voyager très loin.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
De Luca, Erri, »Diables gardiens », illustrations Alessandro Mendini, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 27/01/2022, 1 vol. (90 p.), 16€
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