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Djaimilia Pereira de Almeida, Trois histoires d’oubli, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, 10/01/2024, 1 vol. (361 p.), 23€

Trois histoires d’oubli. Trois contes envoûtants qui nous révèlent l’univers singulier de l’écrivaine Djaimilia Pereira de Almeida, une autrice d’origine angolaise, qui a grandi au Portugal et enseigne la littérature à l’université de New York. Au confluent de trois cultures, africaine, européenne et américaine, l’autrice raconte l’histoire de trois personnages emblématiques. Dans La Vision des plantes, Celestino, un ancien trafiquant d’esclaves, fait pousser un jardin somptueux. Dans Raz-de-marée, nous suivons les errances de Boa Morte, un ancien militaire angolais qui a combattu de côté portugais, à l’époque de la dictature de Salazar, avant de travailler dans un bureau. Il aide les gens à garer leurs voitures et veille sur celles-ci dans le quartier du Chiado en échange de quelques pièces. Dans le récit éponyme, Brume tente d’oublier sa condition d’esclave grâce à la lecture.

Deux de ces trois protagonistes lui ont été inspirés par des écrivains, qu’elle cite en exergue du texte qui lui est consacré. Ainsi, le capitaine Celestino, qui, selon Raul Brandao, auteur du livre Les Pêcheurs, “ayant commencé sa vie comme pirate, la termina comme un saint“, devient-il le personnage principal du premier conte. La figure de Brume est empruntée à un autre auteur, Eça de Queiroz, qui mentionne un esclave lui lisant des histoires, « de tristes contes de mer », qu’il décrit ainsi : “C’étaient les aventures d’un certain Jean de Calais”. L’imagination de l’autrice s’est nourrie de ces textes, dont elle comble les lacunes en leur prêtant vie à son tour.

La solitude et la mort

Les héros de Djaimilia Pereira de Almeida sont des solitaires dépourvus d’attaches. Celestino, qui brûle les vêtements laissés par les siens, et leur odeur avec, comme une dernière trace corporelle, ne se lie avec personne, à part le prêtre, Alfredo, qui lui rend visite. Il suscite l’effroi de ses voisins, et les commérages du sacristain, “une langue de vipère“, mais il offre des mûres à un trio d’enfants, dépose à leur intention des assiettes pleines de friandises et leur raconte des histoires terrifiantes.

Il a décapité un nain. Il a pourfendu une femme par le milieu. C’est au Congo qu’il a fait brûler un éléphant. Non, c’était à Salvador et à ce qu’il paraît c’était un bison. Il garde des crânes dans son coffre à linge et charme des serpents au clair de lune.

Boa Morte écrit de longues lettres à sa fille Aurora, perdue de vue, restée en Angola, dans lesquelles il raconte son quotidien, tout en exprimant regrets et repentir. Ses compagnons de misère sont Vando, un toxicomane, Fatinha, une jeune fille diabétique sans domicile fixe, qu’il côtoie sans réussir pourtant à éviter la sensation de vide. L’autrice dit d’eux que lui et Fatinha “furent contemporains comme peuvent l’être deux arbres, deux chiens errants, deux acteurs.” Il vit chez Mme Idalina, “une sainte“, qui lui loue une chambre. Il s’est attaché à un chien errant, Jardel, sujet aux apparitions et disparitions. En dépit de l’absence de sa famille, Boa Morte fait preuve de compassion et de chaleur humaine.
Brume, pour sa part, n’a personne. Il chasse les occupants de sa cabane dans les bois et ne semble avoir de lien qu’avec le petit Zezinho, l’enfant de ses maîtres qu’il a vu naître, son ange familier, qu’il est le seul à voir, avec l’enfant, ainsi qu’un certain nombre d’exclus, souvent en raison de leur physique monstrueux :

La forêt, c’était lui. Il indiquait le chemin, nourrissait les malheureux, leur tenait compagnie, déguisé sous le masque de la solitude, qu’ils pressentaient. Seuls, errants, oubliés, il leur restait pour toute famille ce qu’ils portaient en eux, réserve que la forêt vidait avec le temps, pour l’emplir de son rythme propre, avec ses dangers, ses ombres et ses grâces.

Tous ces personnages ont un rapport avec le fait de raconter des histoires, qu’ils lisent, racontent ou écrivent, et sont marqués par un passé sombre et sanglant. Celestino, dont les mains “avaient dû jadis sentir le rhum et le sang” et Boa Morte, se sont rendus coupables de meurtre. Brume, que sa situation place du côté des victimes, a souffert de sa condition d’esclave. Il a subi la mutilation et l’exil. Tous trois se trouvent confrontés à la mort, ou hantés par elle. Celestino apparaît, dès son retour, comme un mort en sursis. Boa Morte, du fait de son nom d’abord, puisqu’il signifie Bonne Mort, présente aussi une accointance avec elle. Brume, qui est en contact avec les défunts, ou les mourants, finit lui aussi par mourir “dans son sommeil, à l’ombre des platanes.”

Des jardins luxuriants

Tous trois s’évertuent à repousser la solitude et le spectre de la mort grâce aux plantes. Le capitaine Celestino crée un jardin merveilleux, sorte de paradis perdu, refuge d’une innocence oubliée, où seuls se glissent les enfants. Son travail constitue un acte d’oubli. La description de ses tâches ingrates et répétitives n’a pas d’autre but.

Il sarclait son chemin vers la mort pour oublier l’idée que chaque jour les courants, les cieux, les plantes nous dévorent.

L’accent est mis sur les couleurs et les parfums, qui réduisent au silence le père Alfredo. Subjugué par l’odeur des plantes, il les prend pour des épices.

Mélangés les uns aux autres, aiguillonnés par la lumière, les arômes des fruits et des fleurs avaient quelque chose d’enivrant, avec leurs notes confuses, citriques, mais aussi profondes, boisées et poivrées.

Le prêtre découvre alors un homme complètement différent, presque amoureux, qui, dans la paix de son jardin, abandonne ses habitudes taciturnes pour parler de l’activité qui le passionne, comme ferait un amoureux de l’amour de sa vie. L’écriture sensuelle de Djaimilia Pereira de Almeida met l’accent sur la picturalité du jardin crée par Celestino, avec “son parterre d’œillets et de géraniums rouges, les pois de senteur rose vif“, et dont chaque feuille semble “dessinée et laquée par un peintre amoureux.” C’est un monde de sensorialité, plein de réalisme magique, qui s’offre à nous. Dans Raz-de-marée, l’homme fait des rêves du chien les siens, comme le chien fait siens ceux de l’homme. Dans le premier conte, le corps de Celestino abrite une plante qui aspire à jouir du clair de lune.
Avec une intense poésie, à la fin de La Vision des plantes, l’autrice décrit la valse qui s’instaure entre un épouvantail vêtu de velours noir et le vent :

L’épouvantail s’immobilisait, en suspens, dans le bleu. Au loin il faisait nuit, dans le ciel brillaient les premières étoiles. L’épouvantail oubliait son partenaire de danse.

Dans cet épisode, tout semble culminer vers la grâce, l’aigrette désorientée posée sur le chapeau de paille, le couple de danseurs formé par le vent et l’épouvantail, les teintes changeantes du crépuscule.
Pour Brume, qui s’identifie à la nature, c’est la forêt qui tient lieu de jardin. Lui-même “fanait comme fanent les fleurs” et “renaissait comme les plantes renaissent.” Quant à Boa Morte, il se consacre à cultiver un potager avec d’autres, sur un terrain concédé par Mme Idalina. Un jardin partagé, où il espère voir pousser des avocats, des haricots noirs du Cap, du maïs, des choux cavaliers et des roses. Les évocations de son potager, lieu d’échange et de troc, sont pour lui source de bonheur. C’est aussi le moment où les personnages se rejoignent pour travailler ensemble, échapper à la solitude, recueillir les fruits de leurs efforts dans une apparente normalité.

Un texte magnifique, plein de poésie et de sensualité. Une écriture somptueuse, au service d’un réalisme magique. Les contes de Djaimilia Pereira de Almeida, que l’on a parfois comparée à Flaubert, émerveilleront le lecteur aussi sûrement que les jardins parfumés qu’elle décrit.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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