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Terre de rencontres millénaires, sillonnée depuis des temps immémoriaux par des marins phéniciens, grecs ou romains, Marseille la rebelle, miroir de la Méditerranée, est devenue au fil des siècles une mosaïque de peuples et de cultures, un creuset d’humanité. Le visiteur, égaré dans le dédale de ses ruelles, peut encore y entendre résonner l’écho de vies passées, des voix d’Orient en prières et des rires mêlés jaillissant des tavernes portuaires. Mais le Marseille d’aujourd’hui, dans sa fureur de vivre et sa course vers le progrès, dialogue peu avec le poids de son histoire. Parmi les ombres de son passé si dense, il en est une plus discrète encore, presque oubliée, que l’historien Gilbert Buti a exhumée avec patience dans son récent ouvrage Traites négrières en France méditerranéenne : celle de la participation de la cité phocéenne à l’un des trafics les plus condamnables qui soit, celui des êtres humains.

Une vérité qui dérange : Marseille et la traite négrière

Au premier regard, l’idée seule peut surprendre, voire choquer. Comment Marseille la vibrante, tournée vers ses horizons lointain et grand ouverte sur la mer, aurait-elle pu prendre part à l’ignoble commerce des esclaves noirs ? Loin des rivages antillais, loin des comptoirs africains, il semble difficile d’imaginer le port phocéen, ses armateurs et ses négociants embarqués dans de telles expéditions. Pourtant, à y regarder de plus près, entre la fin du XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, près de 140 voyages se sont bel et bien déroulés au départ des quais du Lacydon pour aller trafiquer des captifs sur les côtes du golfe de Guinée, d’Angola ou du Mozambique. Gilbert Buti nous rappelle qu’à la grande histoire tragique et douloureuse de la traite négrière s’enchevêtre, en filigrane, une histoire parallèle, plus modeste et méconnue certes, mais bien réelle : celle de quelque 25 000 âmes arrachées à leurs terres par des navires partis de Marseille et de Méditerranée pour grossir les rangs des esclaves de Saint-Domingue et des Mascareignes.

Si le chiffre paraît dérisoire en comparaison de l’immense ponction humaine des grands ports négriers de Nantes, Bordeaux ou Liverpool, il n’en demeure pas moins le témoin éloquent d’une participation active de la France méridionale. De surcroît, le dédale des ruelles de la cité phocéenne porte les traces, plus ténues encore, de la présence en son sein même d’esclaves et de leurs descendants, amenés au gré des voyages par leurs maîtres. Par touches successives, dans une enquête méticuleuse, l’auteur nous plonge dans les arcanes d’un passé complexe, où le silence et les non-dits disputent le terrain aux bribes de témoignages et aux archives exhumées çà et là.

Sous le scalpel de l'historien : autopsie d'une traite méditerranéenne

L’ouvrage de Gilbert Buti, qui s’appuie sur le vécu du lieutenant Pascal Cauvin à bord du Raphaël en 1787, nous offre l’opportunité rare de suivre de l’intérieur le déroulé cru d’une de ces expéditions négrières parties des côtes méditerranéennes. De la patience des préparatifs au port de Marseille au tragique spectacle des captifs entassés dans les cales nauséabondes, de la traite proprement dite sur les marchés aux esclaves du Mozambique jusqu’aux lugubres inventaires des pertes humaines à l’arrivée au Cap Français, c’est toute la violence froide et implacable du « commerce triangulaire » qui nous est donnée à voir. Et c’est bien là le talent de l’historien : à travers le récit qu’il tisse, vif et concret, faire surgir et revivre sous nos yeux une réalité depuis longtemps enfouie.

Car le passé négrier de Marseille fut bel et bien enfoui, oublié, occulté par le temps et les décennies. Comment expliquer un tel silence ? L’auteur avance plusieurs hypothèses, parmi lesquelles le prestige commercial séculaire de Marseille qui aurait peu à peu recouvert et éclipsé cette activité somme toute marginale et épisodique. Plus profondément, c’est peut-être aussi cette tradition de terre d’accueil et de tolérance, ancrée de longue date, qui a favorisé une forme d’intégration des populations noires et métisses, rendant moins visibles et moins criants les héritages douloureux de la traite.

Lueurs d'espoir : des trajectoires singulières vers l'intégration

Car il est un autre pan de cette histoire, plus vivant et plus lumineux : celui des hommes et des femmes qui sont venus, parfois bien malgré eux, fouler le sol méditerranéen et s’y enraciner. Parmi les acteurs évoqués dans l’ouvrage, il en est deux qui retiennent particulièrement l’attention, deux destins singuliers porteurs d’espoir. Josèphe d’abord, jeune métisse originaire d’Afrique occidentale, confiée à une famille de Montpellier où elle reçoit une solide éducation chrétienne avant d’épouser un officier. Puis Alexis, mulâtre de Cassis marié à une jeune fille de bonne famille, qui exerce la respectable profession de maître parfumeur et jouit de l’estime de ses concitoyens. Leur intégration réussie, au prix de quelques batailles, n’est pas un cas isolé et tranche avec la situation plus tendue décrite dans le reste du royaume. Là réside peut-être une des originalités de l’ouvrage : révéler, à rebours des idées reçues, une certaine fluidité des passages et une réelle capacité d’accueil de la part de la société provençale de l’époque.

Le travail particulièrement sérieux de Gilbert Buti, sans verser dans une repentance stérile, nous rappelle fort opportunément que la brillante épopée maritime de Marseille comporte aussi sa part sombre, ses angles morts qu’une mémoire sélective s’est trop longtemps employée à gommer. En remettant en lumière, archives à l’appui, la participation du grand port méditerranéen à la traite atlantique, l’auteur nous invite à regarder en face tous les pans de notre histoire, même les moins glorieux, pour mieux comprendre le legs du passé. En rappelant qu’au cœur du port de Marseille ont aussi débarqué, un jour, des captifs arrachés à leur terre, il nous pousse à réfléchir au prix de notre prospérité présente et aux racines parfois amères de notre modernité.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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