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Agnès Laurent, Un beau jour, Récamier, 01/02/2024, 1 vol. (329 p.), 20,90 €.

D’une écriture précise, Agnès Laurent nous raconte cinquante ans de la destinée d’une fratrie – Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean Cotraz – dont l’enfance a été bouleversée par un drame : au cours de l’été 1970, leurs parents ne sont pas revenus d’une journée en haute montagne ; leurs corps n’ayant pas été retrouvés, ils n’ont donc pas été déclarés “morts” mais “disparus”.
Un beau jour explore les effets objectifs et subjectifs de l’incertitude extrême dont le mot “disparus” est ici la matrice. Jusqu’à la découverte des corps au printemps 2018, plus ou moins douloureusement selon les moments de leurs parcours respectifs, les enfants ont attendu que l’incertitude soit enfin levée. Cette longue et difficile attente a profondément marqué les relations au sein de la fratrie, les faisant osciller entre attachement indéfectible et rancœur sourde.
En relatant le drame d’une famille singulière au regard de deux générations – celle des enfants et celle des petits-enfants des parents disparus –, l’autrice propose, sur cinq décennies, une peinture sociale de la France avec ses contrastes de territoires et de modes de vie.

Le jour de la disparition : de la sérénité mesurée à l’inquiétude palpable

Avec quatre enfants à élever, la maison à entretenir et les bêtes à s’occuper, la mère n’avait plus randonné depuis longtemps. Or, estimant que, dorénavant, l’on pouvait faire confiance à Marie-Pierre et Luc – les deux aînés entrant dans l’adolescence – pour prendre soin de Paule et Jean pendant une journée, les parents programment une sortie en montagne.
Le matin du départ, Marie-Pierre sent au ton de sa mère “qu’il y a un truc qui cloche”. Elle chasse ce ressenti qui n’a pas lieu d’être au regard de l’expérience de son père : “au village tout le monde le reconnaît comme le meilleur des guides. Il est l’un des seuls à avoir fait toutes les voies difficiles”. Aussi, bien que les parents n’aient pas mentionné précisément où ils se rendaient et, qu’au dernier moment, la mère ait changé son foulard jaune pour un rouge, les enfants abordent cette première journée sans eux avec suffisamment de sérénité. Sous la guidance de Marie-Pierre, ce qu’il y a à faire est fait en articulant le sérieux adulte et les facéties enfantines, la complicité et la conflictualité.
Au cours de l’après-midi, quand la chienne se met à s’agiter anormalement, sachant que les animaux ne se trompent pas, Luc comprend qu’”un sacré orage menace”. Marie-Pierre calme son angoisse en proposant de préparer un goûter qui, elle l’espère, contribuera à en prémunir Paule et Jean. Les petits sont d’autant plus ravis que leur mère refuse systématiquement de céder à cette nouvelle pratique en pestant : “c’est quoi cette invention de goûter, c’est un truc d’Américain encore !”.
Puis, le vent se met à souffler violemment, la pluie à tomber serrée et les éclairs, de plus en plus rapprochés, à déchirer le ciel. Malgré sa propre peur, Marie-Pierre s’efforce de rassurer les deux petits en maintenant le tempo de la vie domestique. Pa exemple, alors qu’il n’y a plus d’électricité, elle leur présente le dîner à la lampe à huile comme un moment festif.
Ayant déjà, sous la férule du père, pratiqué la montagne quand le mauvais temps survient, Luc sait que les parents ne reviendront pas dormir à la maison. Au milieu de la nuit, alors que Marie-Pierre partage la chambre des parents avec les petits, elle l’entend demander “d’une toute petite voix, tu crois que je peux dormir avec vous”. Ce dormir ensemble scelle la solidarité inquiète de la fratrie face au drame qui est en train d’ébranler leur existence.

Ceux qui partent et ceux qui restent : une rupture affective et sociale

En septembre 1970, alors que les parents sont portés disparus depuis un mois, la décision est prise de séparer la fratrie. Paule et Jean restent au village chez une tante et un oncle ; Marie-Pierre et Luc gagnent la vallée afin de poursuivre leur scolarité secondaire. Pour les deux aînés, cette séparation est un arrachement brutal ; leur seul soulagement est que les petits demeurent dans un environnement familier, affectivement rassurant.
Au fil des années, les parents toujours portés disparus, la fratrie se scinde, non sans tensions, en deux types de trajectoires sociales et culturelles. Ceux qui sont partis ont pu faire des études supérieures avant d’accéder à des emplois valorisés. Marie-Pierre tente d’exorciser la souffrance de la disparation en cultivant sa différence de femme éduquée, moderne et libre, qu’elle arbore immanquablement quand elle rejoint le village. Se vivant comme un montagnard raté (le vertige l’a empêché d’être digne de la réputation de son père), Luc la noie dans l’alcool.
Ceux qui sont restés ont quitté l’école à la fin de la scolarité obligatoire et ont les mêmes activités que leurs parents disparus. Paule s’investit dans la bonne marche d’une maison et d’une ferme. Si, au moment de quitter l’école, elle s’est sentie intellectuellement lésée, surtout par rapport à Marie-Pierre, elle a ensuite eu à cœur d’être une maîtresse de maison exemplaire, Les exigences dont elle a paré sa fonction l’aident à supporter le gouffre de doutes que la disparition a creusé en elle.
Doté des dispositions physiques et mentales requises pour la pratique de la haute montagne, Jean est devenu un guide reconnu comme l’était son père. Étant très jeune au moment de la disparition, il semble a priori avoir été davantage épargné par l’impact prégnant et sombre que celle-ci a eu sur l’existence de ses deux sœurs et de son frère. Mais, les relations, à la fois concernées et retenues, qu’il a avec ces derniers ne témoignent pas moins des affres d’une affectivité blessée qui le relie à eux à jamais.

Le poids de la disparition : quand les petits-enfants crient leur colère

Quelle que soit la manière de la ressentir et de faire avec, sans leur laisser de répit, la disparition a infiltré la subjectivité des enfants des disparus. Elle a toujours été là entre eux, générant, plus dans l’ordre du non-dit que du dit, des périodes de proximité et d’éloignement. En fonction des circonstances les provoquant, ces périodes ont été constamment travaillées par des facteurs plus ou moins clivant tels que la situation sociale, le lieu de vie, le genre et, bien sûr, la personnalité de chacun et de chacune. Par transmission, autant irrépressible que mutique, elles ont rythmé la vie des petits-enfants.
C’est à l’occasion de la cérémonie de deuil organisée après la découverte des corps de leurs grands-parents que les petits-enfants – désormais adultes – se laissent enfin aller à exprimer leur colère : “ça fait des années que vous nous pourrissez la vie avec vos histoires, alors maintenant ça suffit !” Surpris puis rassurés d’avoir le même ressenti par-delà leurs cheminements différents, ils osent enfin dire leur souffrance de “ne s’être jamais sentis à la hauteur” du drame ressassé continûment par leurs parents. Ils pointent rageusement l’égoïsme de ceux-ci qui les ont obligés, que ce soit explicitement ou implicitement, à toujours aborder le monde au prisme de la disparition, à se sentir coupable d’avoir eu envie de rire, d’être heureux… Ils s’autorisent à leur faire le reproche de leur avoir dénié le droit de se libérer du poids de la disparition.

Par son sens indéniable du récit, la justesse de la description des moments et des lieux de même que par la finesse de la psychologie des personnages, saisie dans la complexité de ses régularités et évolutions, Agnès Laurent nous constitue en lectrices et lecteurs, en même temps, emportés par l’histoire relatée et sensibilisés à la réflexion qu’elle ouvre sur la question du vécu et de la transmission d’un drame familial. Un beau jour est assurément un beau roman.

Chroniqueuse : Éliane le Dantec

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