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Primo Levi, éminent survivant des camps de la mort nazis, a légué à travers ses écrits un héritage littéraire empreint d’humanisme, pouvant offrir en filigrane une perspective enrichissante et originale au niveau de l’éthique journalistique. Survol de son témoignage et de son œuvre.

Écrivain italien de confession juive, chimiste de formation, Primo Levi (1919-1987) a été détenu dans le camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau. Ayant survécu à cette tragédie, il a ressenti après sa libération une forte impulsion qui l’a poussé à témoigner de son expérience de déporté, à travers des ouvrages dont le style simple et direct, propre à un scientifique, reflète sans prose inutile les épreuves inhumaines infligées aux déportés.

L’intérêt particulier de ces écrits, empreints d’humanisme, est que le corpus de Primo Levi ne se limite pas uniquement à la littérature portant sur les camps de concentration: l’auteur offre en effet un éclairage déterminant sur la morale, la mémoire, le langage, la communication et l’analyse de la condition humaine. Et, par ricochet, parce qu’ils se fondent sur les faits qui reflètent la réalité la plus amère, les écrits de Primo Levi nous donnent aussi indirectement, d’une certaine façon, une leçon d’éthique journalistique: celle-ci impose, précisément, de se baser sur les faits tels qu’ils se présentent, sans déformation, pour analyser et expliquer la réalité qui nous entoure.

La chimie de l’écriture

Afin de mieux cerner la portée humaniste et l’importance des leçons que l’on peut tirer des ouvrages de Primo Levi, un retour sur l’Histoire, celle du camp de concentration, paraît un passage obligé.
Le complexe d’Auschwitz-Birkenau, où Primo Levi était tatoué du matricule 174517, était organisé de manière à déshumaniser l’individu avant de l’éliminer. Levi témoigne dans ce cadre d’un univers dénué de sens: un jour qu’un détenu lui avait volé un glaçon, Levi lui demande “Warum?” (Pourquoi?) Et le détenu de répondre: “Hier ist kein warum” (Ici, il n’y a pas de pourquoi).
Primo Levi oppose à ce néant déshumanisé la rigueur scientifique afin d’analyser la réalité physique et psychique du Lager (terme qui désigne le camp de concentration): “Le Lager, sous cet aspect aussi, était un cruel laboratoire”, écrit-il dans Les Naufragés et les rescapés (1987).

L’importance du langage scientifique de Levi, dénué de fioritures, apparaît aussi dans le fait qu’il se rapproche de la nature du dialecte juif-piémontais, parlé dans sa famille. Puisant dans ses connaissances chimiques, explicites dans Le Système périodique (1975), il a recours à une image peu commune en assimilant ses aïeux à… l’argon, un gaz inerte, illustrant ainsi l’austérité de ses aïeux. Primo Levi confère en outre à leur dialecte des “racines humbles évidentes”: les mots “soleil”, “homme” et “ville y font défaut, alors que “nuit, “se cacher”, “prison, “rêve” et “pendre” y ont leur place.

Lagersprache

Comme pour nous donner indirectement une leçon d’éthique journalistique, Levi revient sur son passé et souligne dans son ouvrage Si c’est un homme (1947) que, pour survivre dans le Lager, “il nous faudra le comprendre, et vite. “Comprendre la réalité” est au cœur de la démarche journalistique. Comprendre, dans son cas, c’est déchiffrer les signes donnés par l’ordre “immoral” de l’univers du camp de concentration, inverse de l’univers “normal”. Car le Lager pervertit la communication humaine, dénature les faits, comme le ferait une violation de l’éthique journalistique.
Cependant, pour comprendre, il faut connaître les différents niveaux de langage. Dans le cas du Lager, il y a d’abord la langue administrative du camp: l’allemand. Un allemand toutefois assez éloigné de la langue de Goethe; plutôt celui de la Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich (expression du philologue juif allemand, Klemperer), principalement composé d’une kyrielle de labels et d’interdictions.

Par ailleurs, il y a aussi le lagersprache, un espéranto mortifère et violent: le terme “musulman”, par exemple, est employé par les SS pour désigner les déportés les plus faibles. Primo Levi se rappelle des phrases prononcées dans des langues alors inconnues de lui. Il découvrira bien plus tard le sens violent du jargon du camp: “C’est beaucoup plus tard qu’un ami polonais m’a expliqué, à regret, qu’elles (ces phrases) voulaient simplement dire “choléra”, “sang de chien”, “fils de putain” et “foutu”.”(Les Naufragés et les rescapés).
Que ce soit le yiddish, le polonais ou le hongrois, ou toutes les langues d’Europe, la communication était rompue.

Le Lager nazi, l’exception ?

Le corpus de Levi soulève en outre la question du caractère exceptionnel du système de concentration nazi, incarné par Auschwitz. Les meurtres de masse et les chambres à gaz l’ont érigé en paradigme.
Levi n’exclut pas qu’il y ait eu d’autres génocides: “Quelle part (d’Auschwitz) est morte et ne reviendra plus, comme l’esclavage et le code du duel ? Quelle part est revenue ou est en train de revenir? Allusion aux massacres passés (non planifiés comme le système concentrationnaire totalitaire), à l’instar de ceux commis par les conquistadors espagnols qui ont dépeuplé les Caraïbes de leurs habitants.

Deux comparaisons reviennent par ailleurs chez Levi: premièrement, l’existence dans d’autres espaces-temps de certaines variables du fonctionnement du Lager, à l’instar du goulag soviétique; deuxièmement, la violence structurelle qui peut exister en dehors du camp. Dans son recueil Lilith et autres nouvelles (1987), Levi se rappelle un Tzigane, Grigo, qui le surprend par sa capacité de compréhension du camp, malgré le fait qu’il était un nouveau venu. Il remarque alors que la règle de survie “était peut-être également applicable à l’extérieur du campdans cet univers inconnu où Grigo avait vécu“. C’est que la violence atavique du camp se retrouve sous de nombreux aspects dans l’histoire séculaire de persécutions et de domination, comme les nomades d’Europe. Et, en cela, le Lager n’est pas l’unique laboratoire.

Outre l’actualité, c’est bien le regard de Primo Levi en tant que scientifique, son expérience de survivant, son approche humaniste et son attention à la communication avec les hommes qui peuvent, en filigrane, nourrir les idéaux journalistiques de compréhension, de communication et d’analyse de la réalité.

Chroniqueur : Maxime Pluvinet

Cet article a été publié sur le site d’ ICI BEYROUTH le 10 février 2024

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