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Simon Nizard, Là-bas, face à la mer, J.-M. Savary, 30/05/2023, 1 vol. (224 p.), 19,50€

Avec Là-bas, face à la mer, Simon Nizard nous plonge dans le quotidien de Bizerte au lendemain de l’indépendance tunisienne, à travers le regard d’un couple de Français fraîchement débarqué. Dès les premières pages, le dépaysement est total pour Jeff et Odette, confrontés aux codes d’une culture qui leur échappe. Commence alors une valse hésitante faite de quiproquos, de rires et de malentendus avec leurs interlocuteurs tunisiens.
Car derrière l’intrigue principale, c’est bien la confrontation de deux mondes qui est au cœur du roman. D’un côté les Français, encore imprégnés des certitudes de l’époque coloniale. De l’autre, des Tunisiens difficiles à cerner, à l’identité composite, comme l’ami Victor, Juif pétri de culture française mais décalé par son ancrage local.
À travers les pérégrinations de ses personnages, Nizard brosse le portrait tout en nuances d’un pays en mutation, où cohabitent traditions séculaires et modernité, attachement des uns à la France comme terre de culture, et volonté d’émancipation de ce joug colonial chez les autres. Sans manichéisme, avec une douce empathie pour ces destins tiraillés entre deux rives.

Un moment suspendu

Simon Nizard plonge très vite le lecteur dans l’atmosphère singulière de la Tunisie de la fin des années 1950. Le pays vient d’accéder à l’indépendance, mais Bizerte demeure sous administration française. Dans cette ville portuaire où cohabitent depuis toujours Tunisiens, Français, Italiens, Espagnols, Maltais ou Juifs, un subtil parfum de changement plane, allié à la persistance des traditions.
C’est dans ce cadre que débarque le couple de Français formé par Jeff et Odette. Lui est pianiste de jazz, elle enseignante. Dès leur arrivée, ce sont pour eux la découverte et le choc d’un univers aux codes différents. Heureusement, ils vont pouvoir compter sur leur nouvel ami Victor, tailleur juif aussi à l’aise dans la culture tunisienne que dans l’héritage français. Entre Jeff et Victor, le courant passe vite, malgré leurs personnalités opposées.
Autour de ce trio central gravitent de pittoresques figures, du photographe amateur au vieux conteur Hadj Mahmoud, qui confèrent au récit des allures de chronique. Sans oublier Suzanne, collègue et confidente d’Odette avec qui Jeff noue une relation ambiguë.
Grâce à ses personnages, l’auteur restitue toute la saveur de cette époque suspendue entre deux mondes. Entre grandes amitiés, amours contrariés et incompréhensions culturelles, le temps semble comme suspendu, en apesanteur. Mais le fracas de l’Histoire ne va pas tarder à faire voler en éclats cette fragile bulle hors du temps…

La valse des adieux

Au fil du récit, Simon Nizard noue avec délicatesse les destinées de ses protagonistes. L’insouciante ronde des premiers temps, faite de parties de pêche ou de soirées musicales, laisse place peu à peu à la menace sourde de bouleversements politiques que personne ne peut endiguer.
Car en toile de fond, le fracas de la guerre d’Algérie se fait entendre. À mesure que le dénouement du conflit se précise, le glas de la présence militaire française en Afrique du Nord résonne comme une évidence. Mais à Bizerte, terre française au cœur de la Tunisie indépendante, on feint d’ignorer encore la réalité.
Pourtant, les signes avant-coureurs du changement se multiplient et viennent percuter les destinées individuelles. Avec une subtilité toute en demi-teintes, l’auteur dessine le chemin de doute puis de peur qui saisit la sensible Odette. Face à l’hostilité grandissante de certains Tunisiens, la jeune femme ne rêve plus que de partir.
Même Victor, si attaché à sa terre natale, pressent confusément la menace qui pèse sur l’équilibre fragile entre communautés. Seul Jeff, par amour pour son ami et ses élèves, s’accroche encore aux chimères d’une coexistence pacifique.
Jusqu’au jour où les tensions historiques refoulées surgiront au grand jour, dans un déchaînement de violence qui contraindra chacun à des choix douloureux. Avec pudeur et empathie, Nizard décrit le lent émiettement des liens tissés pendant la parenthèse enchantée de la Tunisie post-indépendance. Dans une ultime pirouette, son roman se fait l’écho désabusé d’un Crépuscule et d’adieux déchirants à ce Passé révolu.

Entre deux rives, la fraternité en sursis

Simon Nizard nous offre à travers ce roman une plongée mélancolique dans la Tunisie des années 1958-1962. Sans fard, il chronique la lente désagrégation des liens tissés entre Français et Tunisiens, au rythme des soubresauts de l’Histoire coloniale.
Son récit résonne comme une complainte désabusée sur la fragilité des amitiés nées au cœur de l’éphémère. Celle de Jeff et Victor notamment, dualité fascinante entre deux rives que tout sépare mais qu’un temps la vie a réunies.
Mais l’auteur ne cède ni à l’apitoiement, ni au misérabilisme. Sans complaisance, il dissèque les ambiguïtés de cette relation coloniale / post-coloniale dont ses personnages sont le reflet. Rêves de fraternité, réalité des préjugés : son roman vibre comme un adieu à quelques chimères, dont l’indépendance tunisienne signe paradoxalement l’acte de décès.
Pourtant, de ce crépuscule et de ces adieux déchirants, l’auteur extrait aussi une forme de célébration. Celle de l’amitié sincère entre ses touchants protagonistes, qui défie un temps les remous de l’Histoire. Un art poétique de l’éphémère dont la beauté fragile n’en est que plus poignante. Adieu Tunisie, adieu toi Jeff… la valse est finie.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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