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François Rollin, D’où vient le mal ? : l’énigme enfin résolue… ou pas, Le Cerf, 26/10/2023, 1 vol. (196 p.), 19€.

Dans les soirées mondaines où j’use mes fonds de smoking, c’est-à-dire dans celles où l’on parle assis, j’entends fréquemment des intellectuels ténébreux avancer d’une voix sépulcrale que nos sociétés occidentales sont au bord de la décadence. C’est évidemment une ânerie : nous avons franchi le bord de la décadence depuis belle lurette, et nous avons, à partir de dorénavant et jusqu’à désormais, les deux pieds dedans.

Ce constat, aussi abrupt que définitif, est celui de François Rollin qui ouvre son essai D’où vient le mal ? par cette affirmation lapidaire. Car pour le célèbre humoriste, la question n’est plus de savoir si notre civilisation décline, mais d’en identifier les causes profondes.
Las des grands discours convenus sur la déliquescence de nos sociétés, Rollin adopte un ton volontiers provocateur et use de sa verve corrosive pour dresser l’inventaire, aussi sérieux que cocasse, des maux qui nous accablent. Violence, cynisme, égoïsme, perte du sens moral… à chaque page, il pointe du doigt de nouveaux symptômes du naufrage annoncé. Mais au-delà du constat, l’auteur s’attaque surtout au mystère qui entoure l’origine du mal, jouant les inspecteurs obstinés pour traquer le coupable.
Car tel est bien le propos de ce livre au sous-titre énigmatique : résoudre enfin l’énigme “D’où vient le mal ?”. En enchaînant les pistes plus ou moins plausibles, François Rollin nous embarque dans une enquête loufoque et jubilatoire, qui multiplie les fausses routes pour mieux cerner les contours du Mal.

La décadence en accusation

Avant de se lancer sur la trace de l’insaisissable responsable, François Rollin commence par dresser le terrifiant inventaire des maux dont souffre l’humanité contemporaine. Au fil des pages, il égrène ainsi les innombrables symptômes de la décrépitude morale et du délitement social : montée de la violence gratuite, explosion de la délinquance, régression du lien social, appauvrissement du langage, narcissisme forcené des individus, cynisme des puissants…
Tous les secteurs sont passés au crible de sa prose incisive. La politique, gangrenée par le populisme, le clientélisme, la démagogie ; l’économie et la finance, vouées au profit à court terme et à la captation éhontée des richesses ; les médias, qui ne sont plus que des usines à fabriquer de la bêtise… Même l’art et la culture, jadis havres de spiritualité, sont aujourd’hui menacés par le divertissement racoleur et l’esthétisation du rien.
À chaque nouvelle charge, l’auteur enfonce le clou avec une jubilation non dissimulée. Son style ciselé, parfois précieux, tranche avec la noirceur des maux décrits et confère à son réquisitoire une tonalité paradoxalement enjouée. Car s’il pourfend sans nuance les travers de ses contemporains, Rollin ne verse jamais dans le misérabilisme béat. Son propos, aussi sombre soit-il, conserve une sorte de légèreté mordante qui rappelle l’humour féroce d’un Pierre Desproges.

Les coupables improbables

Après avoir pointé du doigt la déliquescence collective, François Rollin cherche à présent le “patient zéro”, celui par qui le chaos est arrivé. S’engage alors une enquête échevelée, où tous les suspects défilent à la barre : la surpopulation, l’argent, la télévision, le bruit, l’alcool, la politique, le capitalisme…
Chaque nouveau chapitre accable un nouvel accusé, en explorant une hypothèse plus invraisemblable que la précédente. L’auteur rivalise ainsi d’imagination pour pointer du doigt les coupables les plus improbables, qu’il s’agisse de la bobinette des étiquettes textiles ou des tatouages de masse ! Quitte à verser parfois dans le complètement absurde, François Rollin s’en donne à cœur joie, accumulant les accusations facétieuses dans un festival d’argumentaires spécieux.
Mais derrière le ton badin, on sent chez lui la volonté de pourfendre toutes les idées reçues sur les causes de la décadence. En poussant certains raisonnements jusqu’à l’absurde, il met en lumière le caractère simpliste, voire fallacieux, de bien des lieux communs. L’humour et le non-sens deviennent alors de redoutables instruments pour battre en brèche les certitudes établies.
Par ce détour jubilatoire par le saugrenu, l’essayiste secoue ainsi les consciences et bouscule les habitudes de pensée. Sa démarche iconoclaste, qui rapproche des univers a priori incompatibles, révèle une intelligence vive autant qu’une belle audace intellectuelle.

Une enquête virtuose mais vouée à l’échec

Au fil des pages et des hypothèses, force est de constater le talent de François Rollin à explorer son sujet sous toutes les coutures. Armé d’une immense culture et d’une répartie innée, il fait preuve d’une redoutable dextérité pour manier concepts philosophiques et références pop avec une égale virtuosité. Il convoque pêle-mêle sociologues, théologiens ou chansonniers pour étayer ses innombrables théories.
Multipliant les arabesques intellectuelles, François Rollin donne certes l’image d’un redoutable jouteur, mais c’est pour mieux masquer l’échec final de sa quête. Après quarante chapitres d’une rare inventivité, force est d’admettre que le mystère reste entier. En dépit de ses indéniables qualités rhétoriques, l’auteur doit finalement jeter l’éponge, non sans humour ni panache.
Loin de le décourager, cet aveu d’impuissance semble au contraire ravir notre enquêteur maison. Car au fond, se demande Rollin en substance

Eh bien voilà. La messe est dite. Je jette l’éponge. L’énigme qui devait être « enfin résolue » ne l’est pas. Je baisse les bras. Je renonce. Le rouge au front, j’abdique.

Le désir de résoudre une énigme ne disparaît-il pas dès lors que l’énigme est résolue ? Autrement dit, l’essentiel est peut-être moins dans la réponse que dans la quête elle-même…

Une enquête virtuose mais vouée à l’échec

Avec ce livre jubilatoire, François Rollin réussit un fascinant numéro d’équilibriste : dépeindre avec un luxe de détails les affres du monde moderne, tout en refusant de céder à la sinistrose ambiante.
En multipliant les anathèmes et les sentences, il dresse certes le constat implacable d’une société en perdition mais sans jamais basculer dans le misérabilisme. Même lorsqu’il évoque les heures les plus sombres, l’auteur ne peut s’empêcher d’égayer son propos de saillies désopilantes.
Cette tonalité résolument optimiste, alliée à une réjouissante virtuosité stylistique, fait tout le sel de l’ouvrage. Car au-delà du sujet grave, D’où vient le mal ? se lit avant tout comme une formidable démonstration de jubilation intellectuelle.
Face au mystère du Mal, François Rollin préfère ainsi l’humour à la componction et l’imagination à la lamentation. Et s’il échoue à identifier le grand coupable, le véritable tour de force de l’auteur est d’avoir transformé cet échec en un plaisir de lecture étonnamment tonique. Une incontestable réussite, dont on sort revigoré et la tête emplie d’insolubles énigmes. De quoi prolonger, en somme, le délicieux vertige de la quête.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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