Hélène Legrais, D’une rive à l’autre, Calmann-Lévy, 06/11/2024, 400 pages, 19,90€
Dans D’une rive à l’autre, Hélène Legrais nous transporte dans le Roussillon des années 1960, bouleversé par l’exode des Pieds-noirs. À travers le microcosme de Port-Vendres, elle tisse une tapisserie sensible des transformations individuelles et collectives face à ce drame historique. Plus qu’un simple récit de l’exode, l’auteure explore avec justesse la complexité de l’accueil, la confrontation des cultures et les mutations intérieures face à l’irruption de l’autre dans un monde ordonné.
Port-Vendres, entre tradition et pressentiment
Un dimanche matin, à Port-Vendres. L’air est doux, le soleil caresse les façades ocrées, la Méditerranée chante sa berceuse immuable. Au café de France, le temps semble suspendu, cristallisé dans le rituel dominical. Pourtant, sous le vernis d’une apparente quiétude, une discorde ténue vibre déjà, imperceptible fissure dans la porcelaine d’un monde sur le point de basculer. Le café de France, point d’observation privilégié, bruisse déjà des rumeurs lointaines qui filtrent du port. Émile sirote son sirop d’orgeat : « l’eau fraîche de la carafe faisait naître dans le verre des volutes nacrées, presque laiteuses, qui finissaient par opacifier tout le verre que Riri couvait d’un œil concupiscent », plus par besoin de se donner du courage et de noyer un certain pressentiment désagréable : « Sans même prendre le temps de jeter un coup d’œil autour de lui, Émile se laissa tomber sur la chaise à côté de son ami avec un soupir« , autant de notations légères laissant percevoir dans une certaine ambiance étrange que ce rituel partagé cache déjà en lui le ferment d’une possible rupture qu’Émile voudrait occulter. L’intuition que quelque chose d’inhabituel s’annonce : « Le pichet en faïence toujours à la main, le serveur lui lança un regard interrogateur ». Hélène Legrais, avec la plume précise et malicieuse qu’on lui connaît, distille la tension comme l’on verse goutte à goutte un banyuls capiteux, enivrant le lecteur d’un pressentiment étrange, d’un malaise diffus qui affleure sous la surface lisse du quotidien. Chaque détail, chaque silence, chaque regard furtif devient ainsi porteur d’une inquiétude sourde, promesse d’un bouleversement imminent. Un sentiment indéfinissable qu’Émile ressent plus dans son corps et dans son esprit : « ses articulations lui rappelaient ses presque soixante automnes à chaque fois qu’il se baissait ou se relevait, dans les vignes comme au bistrot« , et que, les yeux fixés sur la silhouette gracile de son épouse « Le vigneron s’installa confortablement, faisant pivoter légèrement son siège vers le Vieux Port pour regarder Mariette s’éloigner. » Dans l’insouciance de ce dimanche matin, Émile ignore qu’il est déjà lié, par la force invisible du destin, à ceux qui, loin de là, s’apprêtent à vivre une profonde métamorphose. Leur exil prochain bouleversera son monde à jamais. Un changement subtil se devine dans les regards échangés à la sortie de la messe, promesse d’une sérénité nouvelle, d’une identité enfin assumée. Comme si, par-delà la distance et l’inconnu, l’écho d’un exil intérieur résonnait déjà jusqu’à lui.
Des rives de l'exil aux rivages de l'accueil
L’arrivée du Manuel Campillo, premier chalutier à accoster, suivi par la lente mais inévitable arrivée du El Mansour et de ses passagers traumatisés et par celles, régulières qui annoncent l’élan humaniste croissant face au désastre : le Président de Cazalet, le Kairouan, marquent l’irruption de l’exil à Port-Vendres. L’image du navire n’est qu’une vague silhouette : « le chalutier d’un blanc rutilant dont il ne distinguait que la proue ». L’auteur dresse un portrait multiple et contrasté de ceux qu’on appellera les « pieds-noirs ». On y croise pêle-mêle le désespoir muet des uns, l’exaltation et l’ardeur qui agitent certains : « Malgré la fatigue qui creusait leurs visages et cernait leurs yeux, ils parlaient haut, avec de grands gestes et cet accent si caractéristique, que l’exaltation et l’énervement accentuaient encore ». Puis l’amertume des autres : le militaire nostalgique d’une fraternité perdue, « Ton fils, on l’a vu tirer. Il faut qu’il s’en aille. » Parmi ces figures d’exil, une femme enceinte, épuisée par le voyage et le chagrin d’un mari absent, retient l’attention. Son désespoir silencieux, rongé par l’inquiétude, est un reflet poignant de l’incertitude qui plane sur tous ces destins brisés. Et puis, il y a « lui », Robert, le frère d’Émile, celui qu’Olivier, son fils, déteste instinctivement. Surnommé « Bob », il incarne l’arrogance et l’opulence que certains associent aux Pieds-noirs. Son retour présage des conflits, ravivant des blessures passées. Un personnage porte en lui un deuil secret. Il espère inconsciemment que la rencontre avec Robert apportera une forme de rédemption, de renaissance. Son retour, imposé par les circonstances, projette son ombre menaçante au cœur du récit familial, comme le présage d’une confrontation inévitable. » « Il » c’était Robert, son frère. Enfin, « Bob », comme il voulait qu’on l’appelle désormais », marque l’entrée d’un élément perturbateur, un catalyseur des tensions latentes qui vont secouer le microcosme de Port-Vendres.
Face à ce flot d’humanité blessée, la solidarité locale s’organise : le Père Bousquet, la force spirituelle du village, les volontaires anonymes, l’infatigable et chaleureuse Mariette qui court distribuer du pain et du réconfort aux enfants réfugiés. Mais même elle ne comprend pas tout et n’évite pas tous les doutes face à l’impact brutal sur la métamorphose en cours du contexte environnemental humain du port.
Ces personnages incarnent l’inquiétude, le ressenti physique de l’incertitude. Leur regard change, leurs gestes deviennent fébriles, comme un réflexe de défense. Émile partage cette angoisse face à l’inconnu. Les événements à venir, chaotiques et imprévisibles, scelleront leurs destins. Chacun fera des choix, guidé par ses peurs et ses espoirs secrets. Cette fuite, cette défense contre le trouble intérieur, est une expérience humaine universelle. L’apaisement, l’instant humanisé, ne viendra qu’avec l’arrivée, un retour paradoxal, vécu comme un nouvel exil. Il faut dire que Port-Vendres – comme tout le Roussillon – a déjà été traumatisé en 1939 par la « retirada », l’afflux de réfugiés espagnols fuyant l’avancée des troupes franquistes. (Voir Les enfants d’Elisabeth d’Hélène Legrais), L’accueil, bien que teinté de compassion, n’avait pas été sans heurts, laissant des traces amères dans la mémoire collective. Cette expérience douloureuse pèse encore sur les esprits, nourrissant une appréhension diffuse face à ce nouvel exode qui s’annonce.
Une mutation intérieure
L’arrivée des Pieds-Noirs, étrangers à ce monde rural, perturbe profondément les certitudes des habitants. Le port, autrefois symbole d’ouverture et d’échanges, devient le théâtre d’un drame humain. Chacun est confronté à ses peurs et à l’appréhension diffuse du changement. Émile, profondément enraciné dans sa vie de vigneron, voit son quotidien ébranlé par ces nouveaux arrivants et par les tensions que ravive l’arrivée de son frère Robert. Ce dernier, arrogant et ambitieux, incarne une réussite « à l’algérienne » qui heurte les valeurs simples d’Émile, exacerbe les rancunes familiales et met en lumière les failles de leur relation.
L’annexe sur les terres d’Émile, refuge pour les exilés, devient le symbole d’un accueil à la fois bienveillant et ambigu. Pour Roger, ancien combattant replié sur lui-même, elle représente un espace d’isolement et de souvenirs douloureux. Pour Émile, cette promiscuité exacerbe les tensions, mais ouvre aussi un chemin vers la reconnaissance mutuelle et la découverte de l’humanité partagée. Dans cette coexistence forcée, les protagonistes apprennent à réconcilier leurs différences, dépassant leurs méfiances initiales.
L’hiver s’abat sur Port-Vendres, et avec lui, un événement dramatique qui marquera un tournant : la naissance prématurée de Marie-Neige. Ce bébé « des neiges », fragile promesse de vie, porte en lui l’espoir d’une renaissance pour des êtres marqués par l’exode et déchirés par les non-dits. Une lueur spirituelle éclaire ce moment, prémisse d’une possible réconciliation. Est-ce l’espoir d’Émile qui renaît à cet « instant-là d’après », dans cette vérité enfin assumée et dans son élan humaniste retrouvé ?
Port-Vendres devient le théâtre d’une expérience humaine collective, tissée de bienveillance et de soutien mutuel face à l’adversité et bouleversés par ces choix impossibles qu’impose un autre destin, à vivre dans cet ailleurs là, la conscience et le courage qui naissent là : l’espoir que les larmes lavent comme « un baume sur des cœurs meurtris« . C’est dans la « fraternité » retrouvée que chacun renaît grandi de son épreuve, la certitude de rachat et l’espoir d’un avenir meilleur pour les « frères ennemis » et comme cet « homme « heureux » dont le nom porte cette renaissance enfin possible « ensemble. »
D’une rive à l’autre ne se contente pas de retracer un exode. Hélène Legrais cisèle une œuvre poignante sur les métamorphoses humaines ; une fresque familiale intimiste et bouleversante. Avec la plume délicate et sensible qu’on lui connaît, elle explore les failles de l’âme humaine, la complexité de l’accueil, les affres du déracinement. Le roman transcende l’Histoire pour nous parler d’universel, de la quête d’identité, du fragile espoir de la résilience, du besoin humaniste du « retrouver pour se réunir ». Une œuvre empreinte d’une beauté fragile. On y sent le souffle du vent et l’odeur suave de cette terre catalane que célèbre si bien l’auteure dans toute son œuvre, l’âpreté de l’épreuve, mais on garde de ses sentiments partagés le reflet de lumière dans le regard qu’Émile partage. Un final d’une justesse poignante, où l’exode s’inscrit dans la mémoire collective, non comme une blessure béante, mais comme le récit fondateur d’une nouvelle communauté, unie au-delà des rives, promesse de jours meilleurs, d’un avenir apaisé, enfin « ensemble »…
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