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Éliane Bedu, L’Algérie islamique : le déni français, Le Cerf, 15/02/2024, 1 vol. 20€.

L’Algérie existait-elle avant 1830 ? Et une réconciliation est-elle envisageable avec l’État français colonisateur ? En deux questions, posées dans l’introduction et en épilogue de l’ouvrage, s’inscrit l’axiome d’un long dilemme objet, certes, de maintes études mais qui n’avait jamais été traité de façon aussi exhaustive.
Preuve qu’aux travaux d’observateurs et d’historiens parfois trop idéologisés, peut opportunément se substituer le regard d’une jeune intellectuelle, sans autre parti pris que celui de la véracité et de la clarté.

L'ignorance, racine du mépris colonial

Car, s’il est peu courant qu’une femme soit titulaire d’une Licence en théologie à l’Université de Cambridge, d’un Master en anthropologie des religions à la London School of Economics, et se trouve actuellement à l’Université d’Oxford dans le cadre d’un Master en Étude de la migration à tout juste vingt et un ans, c’est une aussi ample gageure de la voir s’atteler à un sujet aussi délicat à inventorier que celui de la place de l’Islam dans la formation de l’identité de l’Algérie contemporaine.
Tel est pourtant le défi intenté – et brillamment mené à terme — par Éliane Bedu, avec son premier essai : L’Algérie islamique, le déni français. Une thématique d’une pleine actualité que l’autrice analyse avec autant de précision que de sagacité. À commencer par l’histoire de Al-djazaïrn, nom donné à l’Algérie à l’époque ottomane, constituée d’un brassage de populations à dominante berbères auxquelles se sont agrégées d’autres peuplades venues du Nord, du Sud et de l’Orient.  Cela, pour étayer le fait que l’Algérie n’était pas née en 1830, comme le souligne l’autrice en préliminaire :

Peut-être n’y avait-il pas une nation au sens politique, mais les populations partageaient indéniablement un attachement à la même terre et étaient unies, malgré leur diversité, par les liens de l’Oumma.

L’Oumma, cet idéal communautaire de l’Islam auquel fait référence tout musulman, et que la France avait délibérément dénié dès le début de la colonisation. D’emblée, nous voilà au cœur du sujet, et Éliane Bedu prévient :

Pas davantage un livre d’histoire qu’un essai géopolitique, l’ouvrage n’a d’autre ambition que de jeter un éclairage inédit sur la place prépondérante de l’Islam dans la formation de l’identité de l’Algérie contemporaine.

Ce qui ne va pas lui faire obérer pour autant les diverses étapes de l’entreprise coloniale française et son aveuglement en matière de l’Islam, fruit de futurs avatars irréversibles. Les intentions premières des responsables hexagonaux furent pourtant prometteuses.
Chef du corps expéditionnaire en 1830, le général de Bourmont, ministre de la guerre, en avait donné des gages. Dans la convention mettant fin à la régence d’Alger, ses consignes se voulaient, en effet, rassurantes.

Avec le libre exercice du culte mahométan, la liberté de toutes les classes d’habitants, leur religion, leurs propriétés, leurs commerces et leurs industries ne devraient affecter d’aucune façon l’autonomie des autochtones…

Vœux qui s’avéreront vite pieux tant à cause des prises de position de politiciens que d’intellectuels français. Du député Tocqueville au gouverneur Chambon en passant par Renan ou Gobineau, chacun redoublera de malveillance et d’anathème dont le comble sera atteint par le journaliste Daniel Kimon dans la Pathologie de l’Islam.

L’Islam exerce dans le cerveau humain l’action d’un poison narcotique qui atrophierait, avec une surprenante rapidité les cases de la mémoire… jusqu’à effacer le passé héréditaire de l’individu, et à le faire rétrograder vers une espèce particulière de bêtes fauves !

Ajoutée aux critiques que fera naître la loi de 1905 au sein de l’environnement catholique, la dichotomie existante entre l’Islam et le christianisme ne va aller que s’aggravant. Un hiatus, sinon une dénégation, qui auront pour cause essentielle une méconnaissance profonde de la religion, explicite l’autrice : 

Au début du XIX° siècle, les ouvrages en français traitant de la théologie ou de l’histoire de l’islam sont majoritairement composés de récits de voyage ou de journaux de bord écrits par de jeunes nobles sans la moindre connaissance théologique ou historique.

Une importante lacune quand on connaît la subtilité des écoles juridiques islamiques traditionnelles qui s’avérera lourde de conséquences, mentionne la jeune spécialiste :

Si les Français avaient pris le temps de comprendre le Coran et de s’intéresser au mode de fonctionnement du système juridique islamique, ils auraient pris conscience de la grandeur institutionnelle de l’islam et ne l’auraient pas méprisé comme une religion archaïque.

Abd el-Kader et Ferhat Abbas

D’Abd el-Kader à Ferhat Abbas : les grandes figures de l'Algérie moderne

Il faudra attendre la série de révolutions et de conflits survenus entre 1848 et la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que soit ternie l’image de la France au regard du peuple indigène et qu’une voie s’ouvre aux futures revendications des nationalistes algériens.
C’est le deuxième grand volet de l’ouvrage traité avec autant de lisibilité que de repères chronologiques.
Qu’il s’agisse du contesté décret Crémieux qui sépara définitivement juifs et musulmans d’Algérie et pèsera lourd à l’heure de l’indépendance, ou des effets du deuxième conflit mondial sur l’essor du panarabisme, Éliane Bedu va démontrer l’accélération d’un mouvement de réforme débuté à l’orée du XX° siècle, et qui ne cessera de s’intensifier.
Face à la mondialisation, idéologues et philosophes musulmans vont prendre conscience de la nécessité de réformer l’islam et d’en faire une religion d’avenir.
Émergeant sous le vocable d’islah – littéralement un désir de faire le bien et d’instaurer la paix –, ce courant moderniste sera introduit en Algérie en 1903 et servira de base à l’Association des Oulémas musulmans algériens (AOMA) qui s’imposera comme un acteur religieux et culturel déterminant.
À leur tête, des hommes vont successivement s’impliquer de manières diverses. De façon modérée d’abord avec l’Émir Abd el-Kader, figure mystique centrale du nationalisme algérien, ainsi que de son petit-fils Khaled ; plus incisive ensuite, sous la férule de Messali Hadj qui, via l’ENA puis le PPA, exacerbera le sentiment patriotique dans l’ombre du parti communiste français, et plus tard par Ferhat Abbas.
Une personnalité charnière du mouvement algérien sur laquelle l’autrice va opportunément s’attarder. Décoré de la Légion d’honneur et élevé dans le respect de la France, ce dernier promouvra une modernité de l’islam exempte de pratiques archaïques, telles que le divorce par répudiation ou le soutien à la charia qui n’obtiendront que distance et aversion du colonisateur.
Raison pour laquelle, souligne l’autrice :

Ce chef nationaliste longtemps partisan d’une décolonisation en douceur, tournera bientôt définitivement le dos à Marianne et libérera son pays d’une nation mère qu’il aura tant aimée, mais qui ne l’aura que méprisé en retour.

Réconciliation avec l'Algérie, réconciliation avec l'islam

Désormais, la route vers l’indépendance est ouverte et d’une Guerre à l’autre (1945-1962) comme est intitulé l’avant-dernier chapitre, le processus de révolte sera irrémédiablement enclenché.
Au massacre de Sétif auquel succédera la Toussaint rouge de novembre 1954, prémisses de la Révolution algérienne, le mot d’ordre est donné par le FLN. De réclamer l’instauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes de l’islam.
Un principe qui, faute d’une prise de conscience des exécutifs français, conduira au drame de la Guerre d’Algérie et de la terrible décennie noire, où la guerre civile opposant l’Armée nationale populaire au Front islamique du salut fera plus de 100 000 morts.
Ce tour d’horizon, éminemment tragique effectué, que pouvait-il être imaginé en termes de réconciliation ? Ce sera l’objet de la conclusion d’Éliane Bedu qui pose en termes concrets les conditions de sa faisabilité.

Oui, une entente est possible si la France parvient à se libérer de son complexe de colonisateur et l’Algérie de colonisé. Oui encore, une conciliation avec l’Algérie est également possible si elle passe par une réconciliation avec l’islam, projet qui devrait être entrepris aussi bien par le gouvernement que par l’ensemble des communautés musulmanes. Car les demandes de pardon ont peu de valeurs si elles ne sont pas suivies d’actions concrètes. Et s’il est une voie à suivre, c’est certainement celle de l’éducation.

L’étude du fait religieux dans toutes ses composantes, unique moyen de combattre les idéologies sectaires présentant l’islam comme une religion incompatible avec la République, tel que le préconisait Régis Debray dans Dieu, un itinéraire. À savoir, faire œuvre de pédagogie, d’approfondissement et d’objectivité ; toutes facultés dont a témoigné l’autrice pour étayer son sujet.

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Chroniqueur : Michel Bolassell

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