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Albéna Dimitrova, L’or qui fait de l’or, Intervalles, 19/01/2024, 1 vol. (248 p.), 20€.

L’or qui fait de l’or nous transporte dans un univers régi par l’exigence suprême de l’optimisation. Jeune mathématicienne originaire d’Europe orientale, Alina est embauchée, à Paris, à la S&CoFi, une entreprise phare du secteur de la finance dont l’activité est d’optimiser des ressources dont on lui confie la gestion suivant le principe : “avec une même quantité, obtenir plus de produits finis”, tout en les soustrayant au maximum à la fiscalité.
Albena Dimitrova décrit avec précision le processus implacable qui déconnecte de plus en plus souvent Alina du réel. Elle montre comment la jeune femme, rêvant en secret de pouvoir un jour fournir à son père l’or le plus pur possible pour ses expériences, met sa compétence élevée en mathématiques au service de la transformation des épargnants en investisseurs, de la captation des “liquidités stagnantes dans les livrets A et les autres bas de laine”. Que ce soit pour le dossier des tickets repas ou pour celui des retraites, Alina travaille avec célérité à l’assèchement des “archaïques aversions au risque”.

Vulkova : le lieu du lien avec le réel

Vulkova est le petit village reculé où Alina a grandi auprès d’Idro – son père – et de Guinka – sa tante – jusqu’à son entrée à l’université. Pour dire combien Vulkova est à distance de la logique d’optimisation qui mène le monde, Alina note que les rues y sont moins nombreuses que les couloirs de la S&CoFi. Elle précise qu’à Vulkova, personne n’aurait l’idée de convoiter la place de quelqu’un d’autre : “les gens entassent du temps entre eux en bavardant au coin d’une rue”. À Vulkova, le temps est vécu au présent et non pas au futur comme la S & CoFi l’exige de ses collaborateurs.
L’accès d’Alina à la connaissance a été guidé à Vulkova par Idro qui, plutôt que de répondre d’emblée à ses nombreuses questions, lui disait “réfléchis un peu !” et, voyant sa fille désemparée, il ajoutait

Voyons, voyons, il n’y a rien d’insurmontable ici !. En tapotant son front, il ajoutait : le code est déjà à l’intérieur, tu as de quoi décrypter toutes les langues, comme tu l’as fait sans le savoir, avec les codes de la respiration, de la marche, de la parole… Si la nécessité est là, alors tu y arriveras.

Du passé d’Idro, Alina sait juste qu’il avait dirigé un important laboratoire de recherches d’État et qu’il avait refusé d’obtempérer à des circulaires du Comité central ; refus qui lui occasionna deux ans de camp d’internement suivi de son repli définitif à Vulkova. C’est là, dans son hangar-laboratoire, que son ami Kantorovitch a déposé le coffre contenant les lingots de métaux précieux issus de la transformation de l’argent de son prix Nobel. Le savant avait prononcé à l’attention d’Idro une phrase alors incompréhensible pour Alina : “je suis sûr que tu sauras faire respirer cet or pour nous tous”.
De la période qui précéda son entrée au collège voulue par Idro parce que “certaines potentialités ne peuvent se révéler qu’en se frottant avec ses semblables”, Alina avait appris deux choses décisives : d’une part, que le temps de la réflexion ne se compte pas, qu’il ne suit généralement pas un cheminement rectiligne et que ce sont les bifurcations qui font progresser le savoir ; d’autre part, que la réflexion et le savoir qu’elle crée n’ont de sens qu’envisagé comme contribution au bien commun. Or, à la S&CoFi, Alina devra les oublier, jusqu’à les renier, en se conformant aux diktats de l’urgence et de la compétition.

Luda : l’amie qui "n’a pas besoin de vérifications à la pelle"

L’amitié qui depuis le collège unit Alina et Luda repose sur l’alchimie de leurs différences. Lorsque qu’Alina aperçut Luda pour la première fois, celle-ci montait dans le bus de ramassage scolaire. Alina vit “la beauté accomplie d’une personne entièrement présente dès sa première minute d’existence”.
Avant de quitter Vulkova, les deux adolescentes s’installaient souvent au bord de la rivière en contrebas du hangar-laboratoire. Là, il semblait à Alina qu’elles étaient “au cœur de la pulsation du monde, qu’elles recevaient de lui sa nécessité de tourner tout en y mettant en retour leur propre battement de vie”. Quant à Luda, elle avait la certitude que pour véritablement prendre part au monde, partir s’imposait. Un jour, elle a décrété : “nous, on a deux choses qui valent de l’or, le cerveau et le corps. À nous de jouer !”.
Quelques années plus tard, pendant qu’Alina s’élève dans la hiérarchie de la S& CoFi grâce à ses modèles de calcul qui font de l’or, Luda est devenue le célèbre “mannequin aux chaussettes” dont la présence illumine les défilés de mode. Leurs différences continuent de nourrir leur amitié : au contraire d’Alina, Luda “n’a pas besoin de vérifications à la pelle. Elle avance dans la vie, sans preuves ni probabilités et se fraie un chemin sans détour”.
Quand Alina se laisse de plus en plus happer par l’engrenage infernal de l’optimisation, c’est Luda qui tente de lui ouvrir les yeux : 

Tu deviens un vrai zombie avec tes optimisations à la con ! Tu as toujours été givrée avec ces choses-là… Mais là, tu ne te rends même plus compte. Tout est un dossier pour toi ; moi aussi, je finirai pour toi en dossier à optimiser sous contrainte.

Mais comment arrêter la fièvre de l’optimisation qui s’est emparée d’Alina ?

L’optimisation à tout prix

Au démarrage de son activité à la S&CoFi, Alina est avant tout guidée par son goût des modélisations mathématiques qu’elle met spontanément au service de l’économie. Si la jeune femme est surprise par la logique de compétition extrême qui fonde les relations au sein de l’entreprise, tout au plaisir vertigineux de ses calculs, elle se distancie de la transmission d’Idro et de Kantorovitch suivant laquelle le savoir doit contribuer au bien commun.
Malgré le “si on accepte une fois, qu’est-ce qui peut empêcher de refaire…” d’Idro qui cogne dans la tête d’Alina, la gestion du dossier TR (tickets repas) la conduit à accepter de participer à la manipulation du directeur de la Sécurité sociale. Dans un premier temps, Alina parvient à convaincre ce dernier que, plutôt que de devoir exercer une pression à la hausse sur les cotisations ou réduire au maximum les coûts de fonctionnement des services, il serait bien plus profitable, pour faire rentrer de l’argent dans la caisse qu’il dirige, que celle-ci entre sur les marchés à risques afin d’augmenter et diversifier ses ressources. Dans un second temps, elle réussit le tour de force perverse de faire admettre à son interlocuteur que c’est à lui de proposer à son conseil d’administration le dossier ficelé par la S&CoFi. Ce qu’il fait avec succès…
Dans la foulée, Alina voit ses revenus augmenter de façon conséquente. Son collègue Luka – un as de la gestion des risques ! – lui fait alors remarquer que si elle laisse autant d’argent sur son compte courant, “elle s’en fera choper la moitié par Bercy”. Il l’incite à investir dans une filiale luxembourgeoise de la S & CoFi pour pouvoir ensuite acheter de l’or. Cherchant une justification à son voyage éclair au Luxembourg, Alina convoque une analogie apaisante : “Kantorovitch n’avait-il pas lui aussi dévié en apportant un coffre chargé d’or à Idro afin de soutenir ses recherches” ? Elle se dit qu’elle va poursuivre la dynamique inaugurée par celui-ci en faisant livrer son or à Vulkova. Mais, ce qu’elle n’envisage pas, c’est qu’Idro refusera cet or…

L’or qui fait de l’or nous sensibilise à l’habileté infinie du monde de la finance pour se servir sans scrupule des compétences de haut vol de jeunes mathématiciens. Il sait notamment les soustraire à tout questionnement sur le sens moral des projets qu’il leur demande de chiffrer à son avantage. Particulièrement bien documenté sur les pratiques à l’œuvre dans ce monde, le livre d’Albena Dimitrova nous informe et nous interpelle d’autant mieux sur les dérives de l’optimisation à tout prix que, paradoxalement, il nous maintient souvent dans une posture de non-spécialistes propice à nous alerter.

Chroniqueuse : Éliane le Dantec

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