Petar Andonovski, La peur des barbares, traduit du macédonien par Maria Béjanovska, éditions Flora, 2023.
Une île pour deux solitudes
Au large de la Crète, l’île de Gavdos. Un bout de terre rocailleux balayé par les vents, où vivent quelques bergers et pêcheurs. Sur ce confetti perdu dans la mer Méditerranée débarquent un jour deux femmes que tout sépare. Oxana, une ingénieure ukrainienne hantée par Tchernobyl, et Pinelopi, une jeune mariée grecque échouée là par la fatalité. Deux étrangères qui ne se connaissent pas, mais que le destin va réunir le temps d’un songe.
Dans son troisième roman, La peur des Barbares, l’écrivain macédonien Petar Andonovski tisse en filigrane les récits de ces deux héroïnes. Deux trajectoires de vie qui ne devaient jamais se croiser, deux solitudes qui dialoguent à distance à travers le texte. Car ce court roman polyphonique navigue habilement entre leurs deux voix intérieures. Chacune dit “je” dans un chapitre alterné, esquissant par bribes le puzzle de leur existence.
Et c’est justement dans les blancs du récit, dans tout ce qui n’est qu’esquissé, que le livre déploie sa force d’envoûtement. L’auteur distille avec une économie de moyens le portrait de ces deux femmes meurtries. Deux êtres que la vie a cabossés, ballottés de désenchantements en désillusions. On devine plus qu’on ne sait de leurs douleurs passées, de leurs rêves brisés. Mais ce qu’on perçoit avec acuité, c’est l’atmosphère étouffante dans laquelle elles évoluent, et leur quête avortée de liberté.
Car sur leur île-prison, Oxana et Pinelopi se débattent dans un huis clos asphyxiant. Esseulées malgré la proximité des autres, elles sont enfermées dans la sphère étriquée de leur intériorité. Leur dialogue intérieur avec des absents vient combler un vide affectif béant. Prisonnières d’une île qui n’autorise aucune évasion, elles sentent le monde se refermer inexorablement sur elles. Et leur appel vers l’ailleurs en devient que plus criant.
Mais dans cet univers clos, cadenassé comme une impasse, tout mouvement vers l’extérieur semble impossible. Une force supra-humaine semble avoir verrouillé toutes les issues. On pense au mythique rocher de Sisyphe, cette punition absurde d’être condamné à rouler éternellement une pierre jusqu’en haut d’une montagne d’où elle retombe irrémédiablement. Une malédiction semble de même peser sur les personnages du roman, assignés à résidence sur leur îlot. Leur quête de liberté tourne court, leur désir d’ailleurs s’échoue inexorablement.
Prisonnière depuis toujours de l’île après y avoir été mariée de force, Pinelopi concentre sur Oxana, cette femme qui vient d’ailleurs, tous ses espoirs de fuite et de renaissance. À travers elle, c’est sa propre histoire qui affleure, ce passé douloureux avec Marina, son amour de jeunesse énigmatique. Cette pensionnaire fantasque d’un couvent religieux qui l’avait un jour séduite par ses récits, avant de disparaître sans laisser de traces à la veille de leur évasion commune.
La quête de l'autre pour sortir de soi
À travers ces deux parcours de femmes meurtries, Petar Andonovski brosse le portrait de deux solitudes en écho. Sa narration entrelacée dit bien le lien ténu qui les unit par-delà leurs différences. Oxana la Slave et Pinelopi la Méditerranéenne que tout sépare sont deux variations sur le thème de la souffrance au féminin. Leurs complaintes respectives font vibrer les mêmes notes de désenchantement.
On pense à ces poupées russes emboîtées l’une dans l’autre, se reflétant à l’infini. Car c’est bien dans une mise en abîme de leurs histoires respectives que se niche la force du roman. En regardant l’autre, chaque personnage espère en secret se trouver elle-même. Mais le miroir sans cesse fuyant, renvoyant une image déformée ou idéalisée de soi. Ni Oxana ni Pinelopi ne parviendront à saisir dans le regard de l’inconnue son propre reflet.
Cet autre tant désiré restera donc une chimère, la projection fantasmatique d’un soi rêvé. Une ombre insaisissable mais obsédante, qui hante ces vies suspendues. Sur leur île hors du monde, le temps semble en effet s’être figé dans une attente absurde : celle d’un hypothétique ailleurs toujours repoussé ; celle d’un autre fantasmagorique qui ne viendra jamais.
Un sentiment tragique de fatalité se dégage alors des deux récits. Celui de vies échouées par le hasard sur les rivages de cette île-prison, condamnées à y végéter dans une langueur morbide. Des existences que même la mort ne libérera pas, semble nous dire l’auteur. Car la flamme de vie qui brûle en chaque être est vouée à s’éteindre sans avoir trouvé à s’extérioriser, à se communiquer.
Les mots manipulés mais impuissants
Seule la littérature semble pouvoir offrir une échappatoire à ce funeste destin, un espace paradoxal de liberté. En tissant la trame de ces deux solitudes, Petar Andonovski redonne voix à celles que le monde a réduites au silence. Son écriture élégiaque pleure deux vies brisées, sans jamais verser dans le misérabilisme ou le pathos. Au contraire, une pudeur toute pudibonde imprègne les mots, contenus comme pour ne pas trahir l’indicible des tourments intérieurs.
Mais le roman est avant tout un sublime chant désenchanté sur le désir de liberté contrarié. L’île-prison devient alors un formidable symbole à portée universelle sur l’enfermement intérieur. Un huis clos psychique dont nul ne peut s’évader, que la mort seule peut libérer. Image métaphorique aussi d’un monde cloisonné où toute aspiration personnelle se heurte à l’hostilité d’autrui.
À travers le sort tragique de ses personnages, Petar Andonovski interroge avec une intensité poignante les raisons qui font vaciller nos rêves les plus fous. Et le constat auquel il nous convie – lucide mais teinté de mélancolie – n’en est que plus poignant. Au cœur de leur île-sanctuaire aux allures de prison dorée, Pinelopi et Oxana éprouveront jusqu’au dernier souffle la déchirure de n’avoir pu trouver ailleurs la réalisation de soi.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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