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Karim Ifrak, Philosophie des couleurs en islam, Orients éditions, 20/10/2023, 1 vol. (124 p.), 11,90€

L’arc-en-ciel de l’islam : voyage au cœur de la symbolique des couleurs

De Marrakech à Cordoue et d’Istanbul à Ispahan, en passant par Le Caire, Bagdad, Damas, Samarcande et Bakou, tout cet espace est du domaine de la couleur. » C’est par cette formule imagée, qui donne le vertige, que Karim Ifrak nous invite à plonger dans l’univers fascinant et foisonnant de la symbolique des couleurs en Islam.

Spécialiste reconnu du monde musulman, l’auteur nous offre avec Philosophie des couleurs en Islam un saisissant voyage qui touche à tous les arts, de la céramique aux enluminures en passant par le tapis et l’architecture. Son projet ? Saisir la manière dont les couleurs, dans leur infinie variété, irriguent la spiritualité autant que l’esthétique de cette culture aux mille et une nuances. Car pour Karim Ifrak, les couleurs sont bien plus qu’un simple décorum : elles sont le reflet d’un imaginaire, la clef de voûte d’un rapport au monde.

Philosophie des couleurs en Islam - Mare Nostrum

Une omniprésence de couleurs dans le monde islamique

C’est d’abord par une profusion festive de teintes chatoyantes que les arts de l’Islam s’offrent à nos yeux éblouis. « Expression de toute forme de beauté, la couleur la communique à travers sa pureté et son intensité, sa luminosité et sa saturation, son uniformité et son dégradé, ses manifestations monochrome et polychrome », écrit avec lyrisme Karim Ifrak.
De fait, que serait l’artisanat musulman sans le bleu profond de la céramique perse, les tons chamarrés des tapis d’Orient, les enluminures d’or et d’argent des manuscrits enluminés ? Autant de trésors qui témoignent aux yeux de l’auteur d’une « dextérité, d’une excellence et d’une inventivité » propres à « l’artiste élevé, au fil des ans, au grade d’artisan ».
Mais au-delà de cette magnificence visuelle, les couleurs ont aussi essaimé la langue elle-même. Notre propre lexique leur doit nombre de termes venus tout droit de l’arabe, tels qu’ »aniline », « zinzolin », « azur » ou « alizarine ». Autant de vocables colorés qui rappellent l’influence multiséculaire exercée par le monde musulman sur le nôtre.
Surtout, Karim Ifrak nous explique que la culture arabo-musulmane dispose elle-même de cinq teintes fondamentales, formant les piliers de sa symbolique chromatique : le blanc, le noir, le rouge, le vert et le bleu. Un arc-en-ciel primal que l’on retrouve aussi bien dans le langage courant des poètes et grammairiens médiévaux, que dans l’analyse lexicographique des dictionnaires classiques. Cinq nuances matricielles dont toutes les autres ne seraient que des émanations, mêlées par la main de l’homme « selon le degré de raffinement de la langue et du niveau d’instruction du locuteur ».

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Une ambivalence entre pureté et deuil, passions et ténèbres

Derrière ces feux d’artifice de couleurs se cachent aussi des symboliques plus complexes, faites d’ombre et de lumière. S’il est aisé d’associer le blanc à la pureté dans nombre de cultures, Karim Ifrak nous rappelle qu’en Orient, cette teinte immaculée évoque plus volontiers le deuil. De même, le noir n’y véhicule pas seulement des notions de tristesse ou de chaos, mais aussi d’élégance et d’autorité.
Cette ambivalence des significations, l’auteur la retrouve dans le rouge « couleur des passionnés », qui attise à la fois les sens et l’angoisse, ou dans les connotations antinomiques du bleu, qui protège contre le mauvais œil mais symbolise aussi les démons dans l’imagerie populaire. Même soleil du monde sensible, le jaune ne fait pas exception, partagé entre richesse et déchéance.
Seul le vert, couleur de l’islam par excellence, semble trouver grâce aux yeux de Karim Ifrak, qui y voit avant tout « la nature et ses vertus bienfaisantes ». Une nuance « apaisante, rafraîchissante et même tonifiante », dans laquelle il choisit de voir un « reflet de la modération ; principe clé de la bonne compréhension de l’Islam ».

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Le jaune, le noir et le bleu : plongée dans l’imaginaire de chaque couleur

C’est probablement dans les chapitres consacrés à chaque teinte fondamentale que la chronique de Karim Ifrak est la plus passionnante, tant elle nous plonge dans tout un imaginaire associé à la symbolique des couleurs.
Ainsi découvrons-nous la place singulière qu’occupe le jaune dans la tradition musulmane, à la fois « la plus belle représentation du soleil », mais aussi indice de déchéance pour « celui qui revient bredouille, faisant allusion à ses mains vides ». Une ambivalence reflétée dans le Coran lui-même, qui utilise cinq fois cette teinte pour évoquer aussi bien la vitalité de l’astre diurne et la richesse, que les flammes menaçantes de la Géhenne infernale.
De même, le noir revêt chez Karim Ifrak des aspects inattendus, loin des clichés occidentaux. Couleur de l’autorité califale, elle est associée à la profondeur mystérieuse de la nuit, aux « yeux noirs des houris », à « l’encre qui fixe l’écrit et transmet fidèlement la sagesse des maîtres ». Loin d’être négative, elle symbolise même pour certains soufis la « robe » spirituelle que le disciple doit revêtir pour accéder à l’essence divine.
Quant au bleu, s’il protège contre le mauvais œil au Maghreb comme au Moyen-Orient, l’auteur nous rappelle qu’il fut longtemps perçu de manière négative. Teinte glaçante évoquant « déchéance » et « néant », elle est associée dans le Coran au visage « hagard » des damnés, et dans les croyances populaires aux démons et génies malfaisants. Une réserve qui, note Karim Ifrak, poussait jadis à proscrire le bleu des édifices religieux, au profit de couleurs jugées plus positives.

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Des jardins aux Mosquées, la symbolique infuse sur toute la culture

Mais c’est bien au-delà des seules teintes que notre guide nous entraîne, en explorant la façon dont les couleurs innervent tous les domaines de la spiritualité et de la culture dans le monde musulman.
Ainsi nous promène-t-il du vert paradisiaque des jardins persans ou moghols au bleu profond de la céramique ottomane, en passant par l’or des enluminures du Coran et le rouge sang qui honore les « martyrs » dans l’iconographie chiite. Sous sa plume, les couleurs deviennent tour à tour lumières de l’âme pour les mystiques soufis, jeux d’optique reflétés par les mosaïques des mosquées, ou symboles tissés dans la laine des tapis berbères.
De ces usages foisonnants, Karim Ifrak retient avant tout que les couleurs sont consubstantielles aux cultures musulmanes. « Intrinsèquement mystique », résume-t-il à propos du bleu céruléen des vitraux de la Mosquée Nasir al-Molk de Chiraz. Avant de conclure, dans un verdict sans appel : la couleur irrigue tous les domaines et « colle » à l’islam.

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Un voyage éblouissant au pays des mille symboles

En refermant l’ouvrage de Karim Ifrak, on ne peut qu’être fasciné par l’étendue du voyage intérieur qu’il nous a offert dans l’univers bigarré de l’islam. Mêlant analyses historiques fines, références théologiques et poétiques enjouées, l’auteur réussit le tour de force de nous faire toucher du doigt cette « géographie historique » tissée dans la trame même des couleurs.
Surtout, ce périple révèle une authenticité et une singularité de l’approche symbolique en pays d’Islam, loin des clichés orientalistes. Outre l’omniprésence des teintes les plus vives et les plus chatoyantes, ce qui frappe par-dessus tout, c’est le refus des dichotomies simplistes. Ici, les couleurs ne sont pas cantonnées au manichéisme du blanc contre le noir, mais portent en leur sein les nuances infinies de la nature humaine.
Dès lors, le message soufi que Karim Ifrak rapporte en conclusion, prend tout son sens : « Une est la vérité bien que soient nombreux les noms que lui attribuent les sages ». Une sentence qui pourrait s’appliquer aussi bien à Dieu, qu’à la richesse chromatique qu’Il a dispensé au monde, et que l’islam a su magnifier plus qu’aucune autre culture.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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