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Je ne le cache pas : la lecture du livre d’Hicham Houdaïfa m’a plongé dans un profond désarroi. Une fois de plus, j’ai compris que, dans notre société occidentale, nous ne vivions que pour fermer les yeux. Je ne suis jamais allé au Maroc, mais j’en avais une image idéalisée : celle de ses plages de rêve, de ses riads aux jardins secrets, cachés dans le romantisme de la médina, et de ses souks bruissant de vie et de couleurs. Un Orient rêvé, un Orient fantasmé, suscité par de nombreuses visites d’expositions à l’Institut du Monde Arabe, et les multiples témoignages d’amis qui m’ont invité, car ils résident tous dans des quartiers privilégiés. Pauvre ignorant que je suis, avec ma condition humaine privilégiée. Comme chacun d’entre nous, du haut de ma tour d’ivoire, il m’arrive de me révolter. Je me sens écœuré par le spectacle des injustices, puis je détourne la tête et retourne à mon quotidien. Il y a tant d’êtres, tant en France que de l’autre côté de la Méditerranée qui – dans le silence – se débattent pour échapper à leur terrible et incurable dégoût de ce monde. On se croit dans une société de progrès. Pauvres fous que nous sommes ! Le progrès n’est que l’ascension de l’erreur humaine, et les raffinements de la civilisation travestissent l’âme plutôt que de la changer. Ce qui se dégage de notre fourmilière, c’est un brouhaha de haine. La lecture de l’ouvrage saisissant d’Hicham Houdaïfa m’a dévoilé, qu’au Maroc plus qu’ailleurs, ce sont les enfants qui en sont les premières victimes. Ils vivent la peur au ventre. Soyons conscients de ce qui se passe de l’autre côté de Méditerranée, au sein d’une société qui n’a aucune politique de protection de l’enfance.

En 2014, au Maroc, les enfants représentant plus d’un tiers de la population. Pour réaliser son reportage poignant, l’auteur s’est rendu dans plusieurs régions où sévit la plus extrême pauvreté, dans des douars enclavés, dans des lieux, qu’au XIXe siècle – à Paris – on appelait : “la zone” ou le “maquis”, comme ce fut le cas à Montmartre. Après la Première Guerre mondiale, le progrès a roulé comme un torrent boueux, en rasant ces bidonvilles pour construire des immeubles luxueux, reléguant plus loin cette population dont on ne veut toujours pas, au sein de ce qu’on appelle désormais “les quartiers perdus de la République”. En quelques mots, voici comment l’auteur nous décrit la situation au Maroc : “Là où je me suis rendu, j’ai constaté que la notion de famille est de plus en plus affaiblie : des pères démissionnaires, des mères au bout du rouleau. Et des enfants livrés à eux-mêmes, à la rue où la seule chose à partager, c’est la violence. (…) Certain.e.s fuient un père alcoolique et violent ou une mère prostituée. Les filles, elles, fuient le harcèlement sexuel au sein de leurs familles. D’autres, enceintes sans être mariées, préfèrent la rue à l’opprobre de la famille. Toutes et tous ont abandonné l’école suite ou juste avant ces fugues. Beaucoup ne possèdent pas d’état civil.”
Pour nous, français, la situation est presque inimaginable. Ce sont les très jeunes filles qui en payent le plus lourd tribut. Le cercle familial est toujours le même : la misère, les parents drogués, la violence ; un père, un oncle ou un frère incestueux. Si jamais l’une d’entre elles fugue, ne serait-ce qu’une soirée, elle perd son statut de “ben darhoum”, c’est-à-dire de fille de bonnes mœurs. Elle est chassée de la maison et tombe aussitôt dans le cycle infernal de la mendicité, de l’esclavage, de la drogue, et – sous la coupe de trafiquants – de la prostitution. Le viol au sein de ces familles où sévit la misère est très courant et l’ouvrage donne de multiples exemples. Par honte, les enfants ou la mère ne portent pas plainte : ” On évoque le “mektab”, le destin, la tentation du Shaïtan, on culpabilise l’enfant… Puis l’argent, surtout pour des familles nécessiteuses, finit par les convaincre de ne pas porter plainte. Surtout quand l’abus sexuel n’a pas occasionné une défloration. Malheureusement, au Maroc, pour une grande partie de la population, l’agression sexuelle est synonyme de pénétration.” (p 81.)
La gare de Casablanca est le refuge de tous ces enfants et le lieu de toutes les exactions. La police s’en mêle. Certains fonctionnaires violent à nouveau ces fillettes qui, si elles osent porter plainte, sont condamnées à la prison pour débauche ou vagabondage. Il en est de même des femmes pratiquant la mendicité qui, si elles s’absentent quelques secondes, se font voler leur nourrisson. La police refuse bien sûr d’enregistrer la plainte.
Dans d’autres régions du Maroc, ce sont des trafics d’enfants. Là encore, les fillettes sont recherchées car plus dociles. Elles sont, soit condamnées à des mariages forcés, soit vendues, soit louées pour des travaux dans les champs ou comme bonnes de maison. L’auteur cite trois cas tragiques, mais ils peuvent être répétés à l’infini : “Fatima, 14 ans, a trouvé la mort en mars 2013 des suites de brûlures au 3e degré et d’actes de violence caractérisée ; Nassima, 19 ans, s’est jetée de la terrasse de la maison de ses employeurs casablancais en janvier 2013 ; Khadija, 11 ans, est décédée en juillet 2011 des suites de la maltraitance par son employeuse.” (p 35.) Évidemment, pas de suite judiciaire…
Ces enfants dont le malheur arrive si vite dans leur courte existence, leur laisse les séquelles d’une douleur morale si lente qu’elle s’infiltre inexorablement et à tout jamais dans leur âme. On se doit de relayer le cri d’alarme d’Abdellah Soussi, président de la Fondation Amane pour la protection de l’enfance : “On est en train de créer un stock de criminels” (p 39.) Et des enfants criminels, il n’en manque pas. L’auteur nous apprend que certains se baladent publiquement, une arme à la main, et braquent des taxis ou des automobilistes. La police est absente. Les caïds sont les maîtres des lieux et la drogue est écoulée, en plein jour. “Une bombe qui va exploser dans les années à venir, prévient un instituteur.” (p 63.)
Heureusement, dans ce chaos généralisé, face au fléau national de la violence et de l’abandon scolaire – et malgré la faiblesse de moyens – de multiples associations et des O.N.G tentent de travailler. Ces femmes et ces hommes qui consacrent leur existence pour le bien de ces enfants ont fait le choix – tout comme l’auteur et cet éditeur courageux – de ne pas flatter les puissants, mais d’aimer les humbles. La conclusion de ce terrible constat, s’il est bien sûr valable pour le Maroc, l’est pour tous les pays dits civilisés, et en particulier la France : “S’il n’y a pas d’éducation, il n’y aura pas de progrès, ni de développement et encore moins d’intégration et de paix sociale.” (p 61.)

Alors, nous en arrivons au délicat problème de l’immigration clandestine qui touche tous les pays d’Europe. Parmi ces migrants se trouvent de nombreux enfants laissés à l’abandon. Il arrive que des maires de villes françaises, sous la pression de leurs administrés et, au nom de l’ordre public, s’opposent à la construction de logements sociaux pour ces mineurs. Je n’entrerai pas dans cette polémique. J’émets seulement le vœu, qu’avant de prendre une décision, tous les maires concernés aient l’ouvrage d’Hicham Houdaïfa entre les mains. Ils seraient ainsi mieux éclairés. Le drame des enfants marocains n’est pas une exception. On me rétorquera bien sûr : “Ouvre les yeux, regarde le meurtre de ces innocents, là c’est un terroriste tchétchène, l’autre il est d’origine marocaine, algérienne, tunisienne… ” Rien, et surtout pas le nom de Dieu, ne justifie une telle violence et le meurtre d’innocents. Si vient mon tour, j’espère avoir le temps d’avoir une pensée d’amour pour ceux qui m’entourent et de fermer les yeux avec cette pensée d’Etty Hillesum qui, en 1942, a écrit dans son “Journal” : “Si un S.S. me piétinait à mort, je jetterais un dernier regard sur son visage, et je me demanderais avec stupéfaction et un sursaut d’humanité : Mon Dieu, qu’est-ce que tu as pu vivre de terrible, mon garçon, pour faire une chose pareille ? ” Voilà, ce que la lecture du livre Hicham Houdaïfa m’aura inspiré.
En conclusion, je n’ai plus qu’une chose à dire. Lisez impérativement l’ouvrage d’Hicham Houdaïfa et – pour reprendre le mot célèbre de Stéphane Hessel – “Indignez-vous !”

Jean-Jacques BEDU
contact@marenostrum.pm

Houdaïfa, Hicham, “Enfance au Maroc – Une précarité aux multiples visages”, “Collection Enquêtes”, Éditions En Toutes Lettres, Casablanca, 10/2020, 1 vol. (127 p.), 13,00€.

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