Didier Nebot, Le Codex de Qumran, Éditions Erick Bonnier, 14/11/2024, 320 pages, 22 €.
Dans la constellation déjà riche de la littérature française contemporaine s’interrogeant sur les tréfonds de l’histoire et de la mémoire juives, Didier Nebot inscrit avec Le Codex de Qumran une œuvre singulière, d’une ambition narrative et thématique qui force le respect. Loin d’offrir une simple fresque, l’auteur, connu pour son engagement à exhumer les récits oubliés et les douleurs rentrées – pensons à ses explorations antérieures des sagas sépharades ou des drames de l’Algérie française –, nous convie ici à une traversée où le temps lui-même semble se plier, se fracturer. L’intrigue s’articule autour d’un médecin parisien contemporain dont la vie bascule, le propulsant dans une quête ésotérique où se mêlent prémonitions, coïncidences troublantes et l’ombre d’un mystérieux manuscrit, liant son destin à l’écho séculaire des souffrances et des espérances du peuple juif. Ce roman, à la structure audacieuse est une méditation sur l’entrelacs du spirituel et du tellurique, du mystique et du politique, du personnel et du collectif, dont les résonances se propagent jusqu’à l’onde de choc de nos jours les plus sombres.
Là où le sable se souvient : naissance et martyre de Be’eri
Le roman s’ouvre sur un saisissant diptyque temporel qui, d’emblée, arrache le lecteur à toute linéarité convenue. D’un côté, l’horreur brute, presque indicible, du massacre du kibboutz de Be’eri en octobre 2023, évoquée avec une sobriété qui en décuple la violence ressentie ; de l’autre, soixante-dix-sept ans plus tôt, en 1946, l’acte fondateur, l’espoir incarné dans la boue et le sable du Néguev, alors que ce même Be’eri sort de terre sous l’impulsion de pionniers aux mains calleuses et aux cœurs ardents. C’est dans cet entre-deux vertigineux que Didier Nebot déploie la genèse de son intrigue, nous présentant d’abord les figures matricielles de Mendel Chouraqui et Gabriel Rosenberg, deux jeunes Juifs algérois, emportés par le souffle d’une histoire qui les dépasse et qu’ils contribuent pourtant à façonner. Le premier, plus ancré, semble porter la mémoire de l’exil nord-africain ; le second, dont la famille ukrainienne a été décimée lors des pogroms de 1919, incarne la tragédie ashkénaze et une soif inextinguible de réparation, de reconstruction. Autour d’eux gravite la lumineuse Éva Moatti, infirmière et petite-cousine de Mendel, dont le destin, d’une manière emblématique de la fragilité de toute existence en ces terres promises et contestées, sera tragiquement fauché. C’est par ces premières strates narratives que s’insinuent les thèmes cardinaux : l’exil comme condition ontologique, la reconstruction, non seulement matérielle mais spirituelle, la foi comme levier face à l’adversité, et la mémoire, à la fois fardeau et boussole. Puis, surgissant d’une autre strate temporelle, le personnage de Salmon Chouraqui, médecin parisien d’origine algérienne, qui, des décennies plus tard, entre 1984 et 2000, se trouve confronté à des phénomènes étranges, des prémonitions, des visions, qui le lient de manière inexplicable aux manuscrits de Qumran et à une quête ésotérique. Il est celui par qui le mystère s’épaissit, par qui l’histoire se mue en une herméneutique des signes et des âmes.
Les pionniers, les prophètes et l’ombre des Esséniens
La narration de Didier Nebot progresse par strates et ricochets, tressant ensemble les fils de l’histoire collective et des destinées individuelles. L’épisode de la fondation de Be’eri en 1946, point d’ancrage du roman, illustre avec une force poignante l’incarnation du sionisme, non seulement comme projet politique (la déclaration Balfour de 1919 et la figure de Ben Gourion sont discrètement mais fermement présentes en filigrane), mais comme impératif spirituel. C’est une réponse à la Shoah, aux pogroms, un acte de foi en l’avenir arraché au désert. L’idéal du kibboutz, cette utopie collectiviste née de la nécessité et de la ferveur, prend corps sous nos yeux, porté par des hommes et des femmes dont la diversité des origines – Sépharades d’Algérie, Ashkénazes rescapés d’Europe – souligne l’universalité de l’aspiration au retour. Les descriptions de cette “conquête du Néguev” sont imprégnées d’une palpable tension, la joie de construire se mêlant à la conscience des périls. Éva Moatti, avec son dévouement d’infirmière et son amour naissant pour Gabriel, symbolise la place cruciale, souvent idéalisée mais ici rendue avec justesse, des femmes dans cette épopée.
La trame se complexifie avec l’introduction des récits familiaux éclatés, qui s’étendent des années 1980 au seuil du nouveau millénaire. C’est ici que Salmon Chouraqui, probable descendant de ces pionniers ou d’une branche exilée, entre en scène. Avec lui, c’est le traumatisme post-colonial des Juifs d’Algérie qui affleure – les non-dits de l’exil de 1962, la violence sourde de l’OAS, les épreuves comme celle du “Camp du Maréchal“, où des jeunes sont parqués pour “vérification des identités“. Didier Nebot manie avec une subtilité douloureuse cette mémoire des “Français d’Algérie“, cette identité fracturée, transmise ou tue de génération en génération. La succession de son père, en 1984, semble agir comme un catalyseur, déclenchant chez Salmon une série de perceptions extra-sensorielles, un éveil à une “connaissance exacerbée” qui le projette hors du rationalisme médical qui le définissait.
C’est par Salmon que le roman bascule dans une dimension ouvertement mystique, voire ésotérique. Des rêves prémonitoires, des coïncidences troublantes, une attraction irrépressible vers les manuscrits de la mer Morte et les mystères de Qumran structurent sa quête. Le romancier explore ici la tension entre science et mysticisme, foi et archéologie. Le “codex” éponyme devient l’objet d’une recherche fiévreuse, promesse d’une révélation, peut-être d’une clé pour comprendre les malheurs du monde ou le sens caché de l’histoire. La figure des Esséniens, cette communauté juive dissidente du Second Temple, hante les pages, avec leur vision d’un judaïsme pur, leur attente messianique, leur retrait du monde. La fascination de Salmon pour ces textes anciens, qu’il relie à une “destinée magique de l’arche sainte” entrevue dans un livre énigmatique, n’est pas qu’intellectuelle : elle est existentielle, le propulsant dans une relecture de sa propre vie à l’aune de concepts comme la réincarnation, la transmission des âmes, la prophétie. L’imaginaire biblique et apocalyptique imprègne ces passages, conférant au roman une profondeur spirituelle qui transcende la chronique historique. La question de la transmission intergénérationnelle se pose alors non plus seulement en termes de mémoire historique, mais de legs spirituel, voire karmique.
Un miroir romanesque tendu à nos blessures géopolitiques
Le roman ne se dérobe jamais aux échos du présent. Au contraire, elle y puise une partie de sa force, de son urgence. Le Codex de Qumran se lit comme un miroir tendu aux fractures de notre temps. La question palestinienne, si elle n’est pas le sujet central du livre, imprègne l’arrière-plan de cette histoire de pionniers et d’exilés. La fondation d’Israël est montrée dans sa complexité originelle, comme un acte de survie et d’espérance pour un peuple marqué par la Shoah et les pogroms, mais aussi comme le germe d’un conflit qui ensanglante encore la région. L’évocation de l’accord avorté entre Fayçal et Weizmann, l’ascension du Grand Mufti Husseini, ou plus tard les tensions post-1948, sont autant de jalons rappelant l’inextricable enchevêtrement des légitimités et des douleurs.
Au-delà du contexte israélo-palestinien, le roman touche aux conflits identitaires plus larges qui secouent notre époque. L’exil, la mémoire, la quête de racines sont des thèmes universels qui parlent à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sentent dépossédés de leur histoire ou de leur lieu. En cela, le message de paix que Didier Nebot semble vouloir distiller à travers les péripéties de ses personnages revêt une actualité poignante. Ce n’est pas une paix naïve, mais une paix qui se fonderait sur la reconnaissance mutuelle, le dialogue des cultures et des mémoires. Le personnage de Gabriel Rosenberg, juif ukrainien réfugié en Algérie puis pionnier en Israël, portant en lui le souvenir de massacres et la tragédie de la solution finale, incarne cette nécessité d’une anamnèse collective pour espérer un avenir partagé. Le rêve d’un Israël spirituel et éclairé, non belliqueux, tel qu’il transparaît dans l’idéal des premiers kibboutzim ou dans la quête mystique de Salmon, est peut-être l’utopie discrète que le romancier offre à ses lecteurs. Un Israël fidèle à ses racines éthiques et prophétiques, capable de transcender les impasses du présent.
La conclusion du roman, que nous ne dévoilerons pas, invite à une vigilance constante, à un travail de mémoire inlassable, et à une conscience aiguë de la manière dont les temps s’entrelacent, dont le passé informe le présent et dont nos choix actuels dessinent l’avenir. Le Codex de Qumran est une œuvre exigeante, parfois déroutante dans ses entrelacs temporels et thématiques, mais toujours portée par une écriture sensible et une profonde humanité. Elle nous rappelle, pour citer le roman lui-même lorsque Itzhak, le chef du groupe de pionniers s’adresse à eux : “Plus jamais de massacres, plus jamais de persécutions, plus jamais d’extermination. Voilà votre mission, vous les nouveaux bâtisseurs.” Un appel qui, aujourd’hui plus que jamais, résonne avec une douloureuse acuité.

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