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Paru ce printemps aux éditions Le Nouvel Attila, « Entre les jambes », roman autobiographique ne manque pas de témérité tant dans le fond que dans la forme.
Son auteure, après des études de philosophie, a écrit sous divers pseudonymes. Pour ce texte très personnel, elle a choisi celui de « Huriya », qui signifie « liberté » en arabe. L’enfant qu’elle fut, est né intersexué. On aurait dit jadis « hermaphrodite ».
La légende du bel adolescent portant ce nom apparaît dans les « Métamorphoses d’Ovide ». Il est le fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il devait sa nature duelle à l’étreinte désespérée de la naïade Salmacis. On en retrouve la représentation artistique dans l’art hellénistique, mais aussi dans les peintures érotiques des villas romaines ou de Pompéi. Dans l’hindouisme c’est le personnage de Ardnararishvara qui symbolise l’ambivalence de la nature divine, transcendant toute distinction de genre.
Pendant longtemps, la médecine resta perplexe face à cette particularité. Comme, au regard de la loi, on naît fille ou garçon, on imposa donc à ces enfants – en répondant aux insistances des parents – une chirurgie de reconstruction. On attribuait un sexe défini, le plus souvent féminin, car plus facile à construire. Et on les faisait entrer dans un processus éducatif déterminé.
De nos jours, on mutile, en principe moins vite, et les familles sont accompagnées dans le processus d’acceptation de la différence. Le médecin et écrivain Martin Winckler a traité le sujet avec délicatesse, dans un remarquable roman « Le Chœur des femmes », publié en 2009 aux éditions P.O.L.
Au Maroc, une telle particularité anatomique reste toujours considérée comme une malédiction.
L’enfant que fut Huriya, né sans père, est très vite abandonné par sa mère qui voyait en lui « un monstre ». Il va grandir à Marrakech, ville grouillante de vie, dans un quartier pittoresque et coloré qui ne peut pourtant dissimuler la misère des enfants de la rue. Sous le prénom masculin de Moulay Saïd, il est élevé au foyer des grands-parents maternels, couple bien mal assorti, cimenté par une haine tenace. La grand-mère, d’origine berbère, mariée très tôt à un « roumi » a – pour son époux – la détestation que peut éprouver le colonisé pour le colonisateur. Parfaite mégère, elle tient aux revenus qu’il lui assure et qui lui permettent d’entretenir son amant.
Illettrée et vénale, tout en pratiquant un islam rigoureux et conservateur, elle trafique sans scrupule et martyrise sa jeune domestique, la belle Aïcha, « la négresse blanche » achetée à l’âge de cinq ans.
Le grand-père, officier français retraité, noie dans l’alcool et sa passion pour la littérature, l’échec de son mariage et les visions cauchemardesques de l’enfer de Diên-Biên-Phu.
Sommé très tôt de dissimuler cet « entre jambes » de la honte, Moulay Saïd grandit dans les tourments d’une imposture permanente.
On lui impose d’être « l’homme de la maison », alors que ses traits font de lui une fille. Double sexe, mais aussi double culture. Son grand-père est athée et cultivé. Avec lui, il découvre Baudelaire, Proust, Flaubert, les richesses de la langue française dans le secret de la bibliothèque. Le vieillard, dont la mémoire s’estompe, aura le réflexe salvateur de l’inscrire à l’école.
À la madrasa, le maître inculque le Coran à coups de bâton. Moulay Saïd y apprendra vite les sourates par cœur pour échapper aux sévices. Mais dans sa tête, s’ancrent les poètes et écrivains français.

Le roman va nous offrir une scène jubilatoire. Contrainte par le religieux de faire circoncire l’enfant, la grand-mère – à l’aide de quelques billets – et de mensonges éhontés, va le faire passer pour juif ! La mort de sa grand-mère permettra à Moulay Saïd de gagner la France. À Paris, par ses études, son travail, ses rencontres et le choix du scalpel, il pourra enfin « naître » Huriya…
L’auteure ne nous épargne rien d’une société marocaine, engluée dans les pièges des traditions et d’une religion étouffante. Le style est abrupt et sans fioritures afin d’exprimer toute la violence et le rejet du sexe féminin, pourtant paradoxalement objet de tant de désirs et de convoitises.
Dans l’émission sur France Culture, « La salle des machines » de Mathias Enard du 2 mai 2021, Huriya a déclaré : « Le Maroc ne sait pas élever ses enfants ». Il en résulte hypocrisie, misogynie, homophobie…
Et les femmes, premières victimes sont, elles-mêmes, prêtes à jeter l’anathème sur celles qui tentent d’échapper au déterminisme de leur condition. « Pour certaines la prostitution aura été le moins pire des choix » (p 279)
Mais le texte, qui pourrait, parfois paraître outrancier dans son réalisme cru, nous livre aussi une très belle double histoire d’amour.
Celle de l’enfant et de son grand-père, le « françaoui » qui se révèle le transmetteur du savoir salvateur.
Celle de l’enfant et de la littérature qui lui ouvre le monde des possibles, et un jour, l’accès à l’écriture de sa propre histoire, et sans doute bien plus encore.
Par la franchise de son témoignage et la force de ses paroles, car « écrire, c’est se livrer sans précautions », Huriya bouscule tous les tabous religieux ou sociétaux de son pays d’origine.
« Entre les jambes » nous le confirme. Si on ne naît pas femme, on peut le devenir !

Christiane SISTAC
articles@marenostrum.pm

Huriya, »Entre les jambes », Le Nouvel Attila , 02/04/2021, 20,00€

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