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Le complotisme, comme phénomène, n’est pas nouveau ; mais la période actuelle semble si riche de dénonciations hallucinantes, immergées dans un tel envahissement de fake news, qu’elle sollicite la curiosité. Telle est, dans son essai, la démarche de Sylvie Taussig,

Une action est qualifiée de “complot”, quand elle est malveillante, et organisée, en secret, par un groupe d’individus minoritaires, les “comploteurs”, au seul bénéfice de leurs intérêts. La cible du complot peut aussi bien être un individu unique, que l’humanité entière.
Le secret dont s’entourent les comploteurs empêche les victimes de percevoir l’origine des malheurs qui leur adviennent, abusés qu’ils sont par une version officielle mensongère ; la dénonciation du complot a donc besoin de preuves, dont la plausibilité varie largement, depuis les démonstrations historiques les plus avérées (assassinat de Jules César), ou les mensonges d’État postérieurement constatés (seconde guerre d’Irak), jusqu’aux allégations les plus fantaisistes (la dénonciation de Q Anon, pour laquelle les comploteurs seraient des élites, implantées dans “l’État profond”, hauts fonctionnaires par exemple, commettant des crimes sataniques, pédophiles et cannibales, et contre lesquels Donald Trump aurait combattu !)
On dénomme “complotisme” la tendance à dénoncer des complots derrière toute situation difficile ou douloureuse, désignant ainsi des “comploteurs”, responsables des malheurs endurés ; le plus souvent, on réserve péjorativement le terme de complotisme, à ceux qui inventent des schémas imaginaires, situés parfois aux frontières de délires paranoïaques caractérisés.
De nombreuses questions sont soulevées :

  • Comment se jointoient, s’opposent, ou se mêlent, ces courants d’opinion dans les vortex de la vie publique ? L’auteure déplie, sur de nombreux exemples, les démarches tortueuses et les jeux de miroirs entre comploteurs présumés, masses abusées, complotistes dénonciateurs, et anti-complotistes qui dénoncent les complotistes… décrivant bien le tourbillon infernal qui évide la sphère de la vérité, jusqu’à rendre fou celui qui cherche à s’y retrouver.
  • Pourquoi tant de gens adhèrent à ces récits, et les diffusent viralement ? Un grand nombre d’individus, peu pointilleux sur la qualité des preuves, sont gourmands de révélations, surtout quand elles sont accompagnées de violence, de peur, de sexe, de turpitudes… On peut les baptiser “consommateurs” de récits complotistes, qui leur procurent une réelle jouissance… À ce plaisir privé, s’adjoint pour eux le bénéfice de capter un peu de l’aura liée à ces révélations, en transmettant, à leur tour, à leurs “amis”, le contenu des dits complots ; de ce fait, ils rejoignent la cohorte des complotistes. Enfin, ultime bénéfice, dans cette bagarre planétaire, véhiculée par les réseaux sociaux, et relayée par les médias traditionnels : “Les complotistes se portent d’autant mieux qu’ils peuvent s’inclure dans les cibles dudit complot et se présenter comme victimes…”
  • Qui sont les auteurs de ces dénonciations, et quelles sont leurs intentions ? Au-delà des désormais classiques analyses liées aux besoins anthropologiques de donner des causes intentionnelles aux malheurs qui adviennent, et du sentiment de puissance que donne aux “auteurs” le fait de se poser en analystes lucides auxquels “on ne la fait pas” et qui déjouent les mensonges officiels, Sylvie Taussig s’intéresse essentiellement aux intentions politiques des “émetteurs” . Pour elle, le complotisme est une tentation des extrêmes, de droite comme de gauche, qui trouvent dans ces schémas explicatifs, un exutoire à leurs intransigeances, concrétisation de leurs peurs de l’autre pour les premiers, cible offerte à leur obsession égalitariste pour les seconds.
  • En outre, et c’est là une originalité, l’auteure détecte, dans ces pulsions, créatrices d’imaginaires complots, des racines religieuses, mystiques et ésotériques ; elle y perçoit un “retour de la Gnose”, cette passion de se dissoudre dans la Vérité, évidente, absolue, au-delà des multiples vérités partielles.

Dans cet essai, qui n’a pas l’ambition de faire une somme sur la question, mais simplement d’ajouter au grand corpus qui lui a déjà été consacré, une morsure supplémentaire, l’auteure fait preuve de finesse d’observation, d’érudition, et du sens de la formule. Elle aboutit ainsi à cette belle définition du complotisme : “savoir absolu portant sur la corruption de tous les savoirs”.


Pierre BAQUÉ
articles@marenostrum.pm

Taussig, Sylvie, “Le système du complotisme”, Bouquins, 06/05/2021, 198p, 18,00€

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