Éric Pessan, Ma tempête, Aux forges de Vulcain, 25/08/2023, 1 vol. (133 p.), 18€.
David, un jeune père est contraint de garder sa petite fille pour cause de crèche en grève. Ce n’est, pour lui, que le énième contretemps d’une vie qui s’étiole de toute part, en particulier dans le domaine professionnel. Car s’il est un metteur en scène de théâtre passionné, il peine à joindre les deux bouts et vient d’apprendre que sa dernière création, celle sur laquelle il a travaillé dur pendant des mois, ne sera pas montée, faute de financement. La tempête de Shakespeare, texte mythique du théâtre mondial, à qui notre héros souhaitait redonner son lustre d’antan, loin des interprétations modernistes toujours suspectes à ses yeux, restera un projet inabouti, une cicatrice personnelle et peut-être la blessure fatale à ses ambitions artistiques. L’espoir têtu prend la forme unique de l’enfant que son père a la lourde tâche d’occuper pendant la longue journée qui s’annonce et à qui il décide, pour tromper son ennui, de jouer la pièce dans son entier.
Écho d'une journée orageuse : L'art de raconter Shakespeare
Unité de temps, unité de lieu, le roman Ma tempête se joue sur une journée et au sein d’un appartement sis au sommet d’une tour urbaine. Au-dehors gronde un orage monumental qui n’est pas sans rappeler la tempête qui, dans la pièce, jette sur un rivage inhospitalier un roi, sa cour et leurs usages humains faits d’alliances, de trahisons, de calculs et de sentiments irrationnels. Dans l’appartement balayé par la pluie et les vents, le père interprète chaque personnage, surjoue le ridicule de quelques-uns pour faire rire l’enfant, force sur la peur générée pour capter son attention, donne corps à d’autres héros sous forme de peluches ou de poupées pour rendre l’expérience interactive. Le père explique beaucoup, décode, vulgarise et, au fil de sa narration jouée, il dit la difficulté d’écrire, de jouer et surtout la difficulté d’en vivre quels que soient l’époque et le lieu où l’on crée. Car si Ma tempête décrit par le menu qui était ce Shakespeare que chacun croit connaître, s’il tente de faire le tri entre la réalité, le fantasme, les légendes noires ou roses qui ont traversé les époques, il resitue surtout le génial auteur d’Othello ou de Roméo et Juliette au cœur de son époque. Il dit l’homme de plume et de théâtre, les soutiens des puissants qui lui assurèrent succès et reconnaissance dans un temps où le théâtre était un spectacle foutraque, loin des ambiances policées des salles d’aujourd’hui.
L'Art en scène : actes d'une résistance culturelle
Ce faisant, il trace l’analogie avec l’époque actuelle et, prenant exemple sur sa propre situation, dénonce la mainmise de l’idéologie ultralibérale sur l’art, l’idée insupportable qu’il n’y aurait d’artiste viable que celui qui crée un produit de grande consommation, susceptible de plaire au plus grand nombre et de générer des bénéfices. Quid dans cette perspective des artistes novateurs, des œuvres qui dérangent et font évoluer les mentalités, des auteurs méconnus ou des metteurs en scène qui ne feraient pas partie des bons réseaux ?
Dans son roman théâtral, ingénieusement découpé en actes plutôt qu’en chapitres, Éric Pessan joue des analogies entre les différentes époques et jongle entre les codes à la fois si proches et si lointains qui régissent la vie d’artiste à plusieurs siècles d’écart. Il en dit le difficile, l’injuste mais aussi le beau, voire le magique qui font qu’une œuvre vit, parfois envers et contre tout. Il réussit également un joli roman de transmission en faisant de l’enfant spectateur, le public exigeant mais reconnaissant d’un spectacle qu’il sera le seul à voir entre deux grignotages et une sieste. Enfin, il magnifie les mots de Shakespeare, faisant siennes ces phrases, sans doute les plus connues de La Tempête :
Les tours vêtues de nuages, les palais somptueux, les temples solennels, le grand monde lui-même, oui, et ceux qui y vivent, se dissoudront, comme s’évanouit ce spectacle sans substance, ne laissant pas une ruine derrière lui : nous sommes l’étoffe dont sont faits les rêves ; et notre vie minuscule est cernée par le sommeil.
Chroniqueur : Alain Llense
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