Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali, La pieuvre de Téhéran, Les Éditions du Cerf, 26/06/25, 240 pages, 19,90€
Journalistes aguerris, Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali nous plongent au cœur des réseaux d’espionnage et d’influence iraniens, révélant une guerre invisible qui se joue dans nos universités, nos médias et nos institutions. À partir d’enquêtes menées sur trois continents, La Pieuvre de Téhéran décortique les méthodes d’un régime qui manie avec virtuosité manipulation idéologique, diplomatie des otages et infiltration culturelle. Entre récits d’opérations clandestines et analyses géopolitiques, c’est une plongée saisissante dans les profondeurs d’un pouvoir tentaculaire.
Dans les ténèbres de la Pieuvre
Tout commence par une scène d’une puissance historique inouïe, que les auteurs restituent avec une force évocatrice : le retour de l’ayatollah Khomeini à Téhéran, le 1er février 1979, à bord d’un Boeing d’Air France. Cet instant suspendu, où le monde retient son souffle, est le point de départ d’une formidable déconstruction. Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali remontent aux sources idéologiques du régime, exhumant les connexions fondatrices entre le chiisme révolutionnaire, les Fedayin de l’islam et les Frères musulmans égyptiens. Le livre déploie avec une clarté remarquable la généalogie d’une doctrine qui fusionne antisionisme, anti-impérialisme et une lecture politique radicale de l’islam. Cette alliance des contraires, ce pacte entre le croissant et le marteau, devient sous la plume des auteurs le logiciel originel d’une guerre totale, dont la première cible est la démocratie elle-même. Les paroles glaçantes de Khomeini, rapportées avec une fidélité scrupuleuse, sonnent comme le manifeste de cette offensive : “N’écoutez pas ceux qui parlent de démocratie. Ils sont contre l’islam et veulent éloigner le pays de sa mission. Nous allons briser les plumes empoisonnées de ceux qui parlent de nationalisme, de démocratie et de ce genre de choses”. Dès lors, le décor est planté, et la pieuvre peut étendre ses tentacules.
La trame implacable d’une guerre hybride
L’ouvrage se lit comme un grand roman d’espionnage dont chaque page serait documentée. Les auteurs excellent à tisser ensemble des fils narratifs multiples : la diplomatie des otages autour du programme Eurodif, l’infiltration patiente des campus universitaires, et le déploiement de réseaux médiatiques conçus pour propager un narratif victimaire. Mais la séduction idéologique est la face policée d’une stratégie infiniment plus brutale, que le livre met en pleine lumière. Il expose avec un courage salutaire le bras armé de Téhéran : la force Al-Qods. Véritable État dans l’État, cette unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution est ici montrée dans ses œuvres les plus sombres, planifiant enlèvements et assassinats de dissidents sur le sol européen, recrutant des agents au sein de la criminalité locale pour exécuter ses basses œuvres.
La force du livre réside dans sa capacité à nommer les acteurs et à documenter les connexions. Les enquêtes d’Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali éclairent les liaisons dangereuses entre les officines iraniennes et certaines franges de la scène politique européenne. Des figures de partis d’extrême gauche sont ainsi présentées, prises dans la toile d’un lobbying qui exploite habilement la cause palestinienne pour en faire un levier d’influence anti-occidental. L’enquête ne s’arrête pas aux tendances générales ; elle identifie des relais, cite des universitaires servant de caution intellectuelle, et retrace le parcours d’influenceurs devenus les porte-voix zélés du régime. Chaque chapitre, solidement étayé, révèle ainsi une facette de cette stratégie globale où le soft power culturel et la menace physique la plus directe sont les deux visages d’une même offensive.
Un miroir tendu à nos fragilités
La Pieuvre de Téhéran est un ouvrage-boussole, une cartographie indispensable des nouvelles formes de conflictualité. L’écho de ses analyses se prolonge et s’intensifie à la lumière crue de l’actualité la plus brûlante, notamment la confrontation militaire directe qui a opposé l’Iran et Israël. Cet embrasement, cette guerre fulgurante de douze jours, apparaît comme la mue la plus spectaculaire de cette guerre de l’ombre que les auteurs ont si méticuleusement cartographiée ; le passage du poison idéologique à la foudre balistique.
Cette escalade confère à La Pieuvre de Téhéran une dimension prophétique. La lecture de l’ouvrage change de nature : elle devient un exercice de décryptage en temps réel, un outil essentiel pour comprendre que le terrain informationnel, la subversion culturelle et les campagnes de désinformation sont les préludes et les compagnons indissociables du fracas des armes. L’enquête dévoile comment des décennies de travail d’influence ont préparé le terrain, affaibli les résolutions et semé la confusion, rendant la riposte occidentale plus complexe. Ce livre expose nos vulnérabilités : une certaine naïveté intellectuelle face aux discours anticolonialistes, une difficulté à appréhender les logiques de la guerre idéologique, et une perméabilité de nos espaces publics à la manipulation. C’est là toute la portée philosophique de cette œuvre : elle nous invite à interroger notre propre rapport à la vérité et aux frontières de la tolérance. En dévoilant ce “jeu de dupes” où l’Occident dialogue avec un régime dont l’objectif est de le subvertir, Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali signent un acte de salubrité intellectuelle. Face à l’embrasement, cet ouvrage devient un antidote, un bréviaire pour temps de crise, nous armant pour le combat qui se joue, ici et maintenant, pour l’âme de nos démocraties.

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