David Périer et Jean‑Baptiste Veber, Tracer des frontières, Édition Novice, 07/05/25, 304 pages, 21,90 €
Tracer des frontières croise la carte et le récit, le territoire et l’intime, l’analyse et le témoignage ; chaque chapitre, tel un pli de terrain géologique, révèle la tension entre déchiffrement savant et bruissement humain. David Périer et Jean-Baptiste Veber, arpenteurs autant que narrateurs, suivent la ligne frontalière moderne depuis Westphalie jusqu’aux abords de Gaza et, chemin faisant, dévoilent un palimpseste où se superposent souverainetés, colonisations, fractures identitaires, ambitions hégémoniques. Dans ces « dix histoires », la carte devient personnage, parfois stratège, parfois cicatrice, tour à tour mémoire vive, instrument de domination ou promesse d’horizon. L’ouvrage résonne ainsi comme un atlas sensible, polyphonique, où les frontières africaines en damier répondent aux enclaves baltiques, où les confins bibliques dialoguent avec les ZEE océaniques : autant de fils tirés dans la trame d’un monde toujours en quête de contour.
L’instant du trait : quand la frontière advient
Dès les premières pages, une généalogie frontalière se déploie : l’écho du traité de Westphalie scandant la sécularisation du pouvoir, la conférence de Berlin découpant l’Afrique à la règle, le tracé abstrait de Sykes‑Picot enserrant le Levant comme un corset ; autant de moments charnières qui tressent philosophie politique, cartographie coloniale et ingénierie territoriale. Le lecteur circule parmi ces jalons comme dans un cabinet de curiosités où la carte, longtemps apanage des chancelleries, devient matière littéraire et support critique.
En Afrique, les auteurs saisissent l’instant où la ligne‑frontière, surgie de cabinets métropolitains, traverse savanes, royaumes et zones tampons ancestrales ; ils décrivent l’introduction d’un trait « westphalien » dans des espaces autrefois gradués, modulés par la porosité des marches, par la respiration des confins. Au détour d’un paragraphe on voit surgir l’encre rectiligne, l’arpenteur, la mission civilisatrice, la main qui segmente pour administrer ; puis viennent, par ricochet, mémoire blessée, injustice spatiale, germes de contentieux contemporains.
Sous la plume des deux géographes‑conteurs, la frontière s’extirpe des brumes féodales où dominait la frange, le limes, pour se condenser en bord aigu ; la matérialisation du bornage s’accompagne d’une transformation symbolique : là où l’Empire romain voyait un espace‑seuil, le droit moderne entérine une césure. Cette mutation se lit autant dans les traités que dans les mentalités, et l’ouvrage donne chair à cette métamorphose en convoquant archives, cartes enluminées, témoignages de diplomates ; le tout articulé dans une prose qui épouse la lenteur séculaire du processus et, soudain, l’accélération révolutionnaire.
De l’enclave à la barricade
La deuxième partie s’attarde sur ces “îles terrestres” où jaillit le sentiment d’incongruité : l’enclave russe de la Baltique, coincée entre Lituanie et Pologne, figure un talon géopolitique – sans cesse entre isolement et velléité portuaire – tandis que Cabinda, séparée de l’Angola continental, exhibe l’invention coloniale d’un couloir congolais. David Périer et Jean-Baptiste Veber, presque ethnographes, restituent la vie quotidienne, les flux contrariés, les imaginaires scindés ; la topographie se double d’un théâtre social où passeports, contrôles et souvenirs s’entrechoquent.
Puis vient la galerie des frontières‑murs : la longue saignée de sable qui sépare le Sahara occidental du Maroc, les palissades de béton qui cernent Gaza, les limites intérieures imposées aux nations amérindiennes. L’ouvrage décrit ces lignes comme des instruments de discipline : empêcher, orienter, filtrer. Pourtant, sous la contrainte surgissent des “géographies du contournement” – tunnels, transhumances nocturnes, détours maritimes – qui prouvent l’inventivité humaine face à l’entrave. La bande de Gaza, détaillée avec un sens aigu de la chronologie (armistice de 1949, retrait égyptien, 7 octobre 2023), incarne une frontière‑front où se lisent enfermement, blocus, puis brèche inattendue.
En entremêlant archives et témoignages, les auteurs laissent affleurer les voix invisibles : colons prussiens revenus sur les traces d’Eylau, pêcheurs sahraouis écartelés entre bancs poissonneux et champs de mines, familles palestiniennes comptant les saisons à l’ombre des miradors. L’écriture, jamais détachée, prend parti pour la nuance : elle considère la frontière comme relation, système de filtres, paysage vécu. Les cartes insérées – graphiques sobres, traits colorés, vues diachroniques – fonctionnent comme “archives vivantes” ; elles complètent le mouvement narratif sans l’assécher.
Cartographier l’actualité, interroger ses lignes
À chaque épisode, l’ouvrage éclaire un pan de l’actualité : mouvements migratoires à l’est de l’Union européenne, couloir de Suwałki, routes transsahariennes. Les chapitres offrent au lecteur‑citoyen des clés pour saisir le “maintenant” : on comprend pourquoi Kaliningrad, jadis “Cuba” autoritaire de la Baltique, reflète aujourd’hui les tensions russo‑européennes ; on perçoit comment la ZEE de Montego Bay sert d’arène à la rivalité sino‑philippine. Les auteurs superposent ainsi géographies héritées et dynamiques fulgurantes, révélant la frontière comme sismographe du temps court.
David Périer et Jean-Baptiste Veber invitent à regarder la frontière comme une fabrique : dans leur démonstration, aucune ligne n’échappe aux contingences historiques, aux rapports de force, aux mythologies géographiques. L’idée d’“injustice spatiale”, portée par des exemples africains ou maghrébins, rappelle que le droit du plus fort aura longtemps guidé la craie des cartographes. Pourtant, par un subtil retournement, les auteurs montrent comment des populations s’approprient ces contours imposés ; la Coupe d’Afrique des nations devient ainsi, sous leur regard, un laboratoire d’identités nationales adossées à ces vieux traits.
L’ouvrage, sans jamais verser dans l’injonction professorale, propose une forme de pédagogie critique : chaque carte reproduite sert de miroir, invitant le lecteur à questionner la légende, à traquer l’idéologie dans le choix d’une couleur, d’un toponyme, d’une échelle. La prose, ample, riche de digressions historiques, forge une conscience cartographique ; on en ressort avec le désir de déplier d’autres atlas, de confronter d’autres récits, d’interroger les blancs qui séparent deux hachures.
À la dernière page, Tracer des frontières laisse la carte entrouverte : aubes maritimes, lignes vertes en mutation, confins numérisés que dronisent aujourd’hui satellites et big data. David Périer et Jean-Baptiste Veber offrent un dispositif de lecture – mosaïque polychronique, chiasme perpétuel entre l’exactitude géographique et la braise mémorielle – qui aiguise la vigilance du regard. On dépose l’ouvrage avec, dans l’esprit, la sensation d’avoir parcouru un monde réécrit par ses propres entailles, comme si chaque trait, tout à la fois cicatrice et fil d’Ariane, dessinait un labyrinthe qu’il appartient désormais au lecteur d’explorer, de négocier, peut‑être d’apaiser.

Chroniqueur : Dominique Marty
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