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Fatima Besnaci-Lancou, La petite jupe verte, illustré de dix tableaux de Chérif Ben Amor, dit Serge Vollin, Éditions espaces & signes, 80p. 18/10/2024, 15€.

Fatima Besnaci-Lancou, docteure en Histoire contemporaine, porte en elle les stigmates d’un passé trop longtemps occulté. Son œuvre, La Petite jupe verte, nous entraîne dans les méandres d’une tragédie familiale sur fond de guerre d’Algérie. Née en 1954, Fatima a vécu l’exil des harkis, cet abandon cruel orchestré par la France au lendemain de l’indépendance algérienne. À travers le destin de Nejma, fillette de huit ans, le récit nous plonge au cœur d’une enfance brutalement interrompue, témoin des séquelles indélébiles laissées par la guerre et l’exil. La Petite jupe verte est un témoignage émouvant qui interpelle notre conscience collective, nous invitant à ne jamais oublier l’histoire des harkis et l’enfer des camps, en particulier celui de Rivesaltes, où tant d’entre eux furent parqués dans des conditions abominables.

Sous le signe de la peur

L’Algérie exulte, enivrée par les promesses d’un avenir libre. Le 7 juillet 1962, la fête de l’indépendance bat son plein à Sidi Ghiles. Les rues résonnent au son des youyous, des chants patriotiques et des rires des enfants. Pour Nejma, c’est aussi le jour de son huitième anniversaire, un jour qui devrait être synonyme de joie et de festivités. Mais derrière cette euphorie collective se profile une menace sourde pour les familles de harkis. Fatima Besnaci-Lancou nous plonge dès les premières pages du récit dans cette atmosphère paradoxale où la joie se mêle à la peur.
Les harkis, ces Algériens ayant choisi de combattre aux côtés de l’armée française, se retrouvent du jour au lendemain transformés en parias. Leurs anciens frères d’armes sont devenus des ennemis potentiels, et la vengeance populaire s’abat sur eux avec une violence incontrôlée. Des menaces anonymes, des regards lourds de sous-entendus, des actes de vandalisme ciblés… la peur s’installe insidieusement dans le quotidien des familles harkis. L’auteure rend palpable cette atmosphère lourde, presque irrespirable, qui contraste avec les scènes de liesse populaire.
Nejma, avec ses yeux d’enfant, perçoit cette tension montante sans en comprendre tous les enjeux. Elle ressent le mutisme de son père, Mohand, hanté par le poids de la culpabilité, le visage crispé de sa mère, Choura, qui tente de maintenir un semblant de normalité, et la fébrilité de sa grand-mère, Héna, qui sent le danger se rapprocher. La ferme familiale, autrefois symbole de sécurité, n’offre plus aucun réconfort. L’indépendance de l’Algérie, loin d’être synonyme de liberté pour tous, marque le début d’un long et douloureux chemin de croix pour les harkis.
Fatima nous fait ressentir, avec une grande acuité psychologique, la complexité des sentiments qui animent les personnages : l’espoir fragile d’un avenir apaisé en Algérie, la peur viscérale des représailles, le sentiment d’abandon face à la lâcheté d’une France qui se débarrasse de ceux qu’elle a utilisés.

Les affres de l’exil et le silence du camp

La ferme familiale, autrefois symbole de sécurité, devient un lieu menaçant. Choura, la mère de Nejma, prend la décision de quitter Sidi Ghiles pour se réfugier au village, où la famille s’entasse dans un trois-pièces exigu. L’espoir d’un avenir meilleur en Algérie s’estompe peu à peu. L’exil vers la France, initialement perçu comme une solution, s’avère rapidement être un autre cauchemar. Le récit de Fatima Besnaci-Lancou n’édulcore rien de la brutalité du déracinement. Le voyage vers la métropole, à bord d’un paquebot bondé et insalubre, marque la fin d’un monde. À l’arrivée, le camp de Rivesaltes, avec leur multitude de baraquements, se dresse tel un mur brutal, brisant net les derniers vestiges d’espoir.
Rivesaltes. Ce nom, fréquemment évoqué lorsque l’on parle des harkis, résonne comme un synonyme de misère et de désespoir. Loin d’être un havre de paix, ce camp, situé dans les Pyrénées-Orientales, s’est transformé en lieu de relégation pour des milliers d’Algériens ayant combattu aux côtés de l’armée française. Fatima décortique les mécanismes de la déshumanisation progressive que subissent les familles harkis dans ce lieu d’abandon.
Dès leur arrivée, le choc est brutal. Les baraquements, froids et humides, semblent grelotter sous les assauts incessants de la tramontane. Ce vent glacial et violent, qui balaie le paysage désolé de la plaine du Roussillon, s’engouffre dans les moindres fissures, transformant les nuits hivernales en un supplice glacial. L’été, il se fait brûlant, attisant une chaleur étouffante, irrespirable. Les tentes, souvent emportées par le vent, offrent une protection dérisoire contre les éléments déchaînés. L’eau, distribuée au compte-goutte, ne suffit pas à combler la soif, laver les corps ou nettoyer les vêtements. Les toilettes communes, sales et nauséabondes, sont le théâtre de scènes d’une insalubrité révoltante.
La nourriture, insuffisante et insipide, affaiblit les corps déjà fragilisés par le voyage et l’exil. Mais au-delà de la misère matérielle, c’est l’humiliation quotidienne qui ronge les âmes. Des militaires français, autrefois frères d’armes, se transforment en geôliers indifférents, voire méprisants. Des regards hostiles, des paroles blessantes, des brimades gratuites… tout contribue à anéantir les derniers lambeaux de dignité de ceux qui ont servi la France.
Le camp devient un lieu d’enfermement psychologique, où les harkis sont confrontés à leur propre histoire fracturée, à la trahison d’un pays pour lequel ils se sont battus. Le silence de Mohand, rongé par le spectre de la tuberculose contractée à Rivesaltes, et le mutisme de Nejma, témoignent de la profondeur des traumatismes vécus. L’auteure, en choisissant le point de vue de Nejma, nous plonge au cœur de cette souffrance indicible, celle d’une enfance volée, d’une identité brutalement niée.

La force indéniable de la mémoire

Malgré la violence des épreuves traversées, La Petite jupe verte n’est pas une œuvre d’un pessimisme absolu. Fatima Besnaci-Lancou, avec sa plume sensible et poétique, distille une lueur d’espoir au fil des pages. La solidarité indéfectible entre les familles harkis, la force inébranlable du lien maternel incarné par Choura et surtout le pouvoir salvateur de la mémoire constituent autant de remparts contre le désespoir. Les illustrations de Serge Vollin, qui ponctuent le récit, ne sont pas de simples ornements. Elles fonctionnent comme des échos visuels aux émotions des personnages. Chaque trait, chaque couleur est imprégné de symbolisme, ajoutant une profondeur supplémentaire à la narration. On retiendra notamment le dessin représentant la famille de Nejma derrière les barbelés du camp de Rivesaltes : une image saisissante qui capture l’enfermement, l’incertitude, mais aussi la fragile unité d’une famille face à l’adversité.

La Petite jupe verte, fruit d’une belle collaboration entre Fatima Besnaci-Lancou et Serge Vollin, nous confronte au silence qui a trop longtemps entouré le drame des harkis. Le récit évoque, sans détour, les séquelles brutales de la période coloniale, mettant à nu cette plaie ouverte dans la conscience collective française. En donnant voix à ceux que l’Histoire a condamnés au silence, l’auteure nous invite à un examen de conscience lucide, où la reconnaissance des souffrances endurées apparaît comme la seule voie vers une réconciliation fragile et nécessaire.

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