Fanny Audibert, Le Comte de Barcelone, Le Passeur, 13/06/25, 600 pages, 22 €
Fanny Audibert, professeure de lettres et fine bretteuse du verbe, signe avec Le Comte de Barcelone un projet littéraire d’une ambition folle : réinscrire une pièce nouvelle dans l’édifice monumental de la trilogie des mousquetaires d’Alexandre Dumas, tout en respectant scrupuleusement les règles internes de cet univers sacré. En apparence pastiche pur, cet ouvrage, premier tome d’une aventure qui se veut le chaînon manquant entre Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après, se révèle un geste littéraire profondément contemporain. C’est une œuvre-pont, une machine à explorer le temps qui abîme les héros, et une interrogation virtuose sur ce qui reste du panache quand la jeunesse s’est évanouie.
Un souffle épique retrouvé
L’entreprise est une déclaration d’amour, assumée, revendiquée. Dès son avertissement, l’autrice noue avec le lecteur un pacte de fidélité. Le projet, dit-elle, se veut une greffe délicate, une insertion respectueuse dans un organisme littéraire qu’elle aime et dont elle maîtrise les codes les plus subtils.
Mon "Comte de Barcelone" entend surtout ne rien briser de ce que ces trois œuvres construisent entre elles, pour s’introduire à la fois le plus légèrement et le plus fidèlement possible, à l’intérieur de cet édifice que j’aime beaucoup, et de façon à n’en rien déranger.
Le pari est immense. Il exige de sa part une prose caméléon, une capacité à épouser les volutes stylistiques de Dumas, ses dialogues ciselés comme des répliques de théâtre, son souffle épique traversant la grande Histoire, et son talent pour faire coexister les grandeurs de l’âme et les petitesses du quotidien. Fanny Audibert s’y emploie avec une aisance remarquable. Elle retrouve la cadence du feuilleton, les ruptures dramatiques qui suspendent le souffle, les titres de chapitres annonçant une péripétie ou un portrait. La syntaxe, ample et généreuse, use d’inversions et d’incises ; le vocabulaire, précis et soutenu, redonne vie à la France du Grand Siècle, des intrigues du Louvre aux bivouacs de la guerre de Trente Ans. Cette immersion stylistique est la condition première pour que le lecteur, ce dumasien que l’autrice interpelle avec une complicité malicieuse, accepte de la suivre.
La symphonie des solitudes
Au cœur de cette architecture narrative se déploie une triple intrigue, tressant les destinées de trois figures emblématiques dont elle explore la face cachée, l’entre-deux crépusculaire qui sépare leur jeunesse flamboyante de leur maturité désenchantée.
D’Artagnan, d’abord. Le héros n’est plus l’impétueux Gascon de vingt ans. Il est lieutenant des mousquetaires, et son cœur porte les cicatrices du temps. Les grands amis sont absents, la grande passion est morte. Ce qui lui reste, c’est une mélancolie tenace, une lucidité coupante et un honneur qui s’ennuie. Envoyé par Richelieu en Espagne, dans une Catalogne insurgée qui est une miniature des déchirements de l’Europe, il est un homme hanté par la mémoire, par ce passé où quatre âmes n’en formaient qu’une. Son aventure est une quête de soi, au cœur d’un territoire hostile qui est le miroir de sa propre âme.
Cinq-Mars, ensuite, le « cher ami » du roi Louis XIII. À travers lui, Fanny Audibert nous plonge dans la tragédie du favori, cette mécanique implacable de la cour où l’affection et le pouvoir nouent une alliance mortelle. Piégé entre la jalousie maladive du monarque et les calculs de Richelieu, le jeune homme est un météore orgueilleux dont la chute est annoncée. L’autrice le saisit à cet instant précis où la vanité devient ambition, et où l’ambition, mal conseillée par l’amitié comme par l’amour, s’apprête à devenir complot. Il est l’archétype de la noblesse qui, pour avoir trop approché le soleil, risque de s’y consumer.
Cyrano, enfin. Il n’a rien à voir avec le bretteur de Rostand. L’autrice retrouve le soldat historique, le libertin érudit, l’âme baroque en proie à ses propres démons (ce que fut le véritable Hercule Savinien Cyrano de Bergerac). Ses chapitres, d’une densité philosophique remarquable, explorent le tumulte d’une conscience tourmentée par ses songes, révoltée contre la bêtise de la guerre et l’absurdité du monde. Hanté par des cauchemars métaphysiques, discutant de la nature du pouvoir avec son ami Le Bret, il est une figure de la résistance intellectuelle, un esprit qui cherche, dans la contemplation de la nature comme dans les livres de l’Espagnol Quevedo, une réponse à la violence des hommes.
Ces trois solitudes, si dissemblables dans leurs manifestations, composent une symphonie poignante de la désillusion. Ils sont des héros dont la cuirasse s’est fissurée, des hommes confrontés à la pesanteur du réel, des âmes en quête d’un sens dans un monde qui semble en avoir perdu la clé.
Un palimpseste baroque pour notre temps
Ce qui rend Le Comte de Barcelone si passionnant, c’est que cette fidélité archéologique au genre du roman historique et feuilletonesque devient, sous la plume de Fanny Audibert, un puissant geste de relecture. L’œuvre se lit comme un palimpseste, où l’on devine sous l’écriture du XVIIe siècle les interrogations de notre XXIe. Il y a, dans sa manière de revisiter un mythe, quelque chose qui rappelle l’entreprise d’Alexandre Astier avec son Kaamelott : une connaissance encyclopédique de la matière originelle, un respect pour ses figures, mais aussi une liberté de ton, une distance ironique et une tonalité profondément tragique qui en renouvellent la portée.
Le roman devient alors une méditation sur la figure du héros hors de son temps. Tel un Don Quichotte qui serait lucide sur sa propre folie, d’Artagnan cherche les fantômes de ses amis dans un monde où les valeurs de la chevalerie s’effacent devant la raison d’État. Le pacte des mousquetaires – « tous pour un, un pour tous » – semble une utopie évanouie, un trésor perdu que seule la mémoire peut encore faire scintiller. Fanny Audibert le souligne avec une acuité remarquable, faisant de son roman un dialogue constant entre la nostalgie et la nécessité d’agir. Elle interroge ainsi notre propre rapport à ces grandes figures patrimoniales : pourquoi continuons-nous d’aimer ces histoires de capes et d’épées ? Qu’est-ce que ce besoin de panache et d’amitié indéfectible dit de notre époque ?
Le Comte de Barcelone est un roman audacieux, servi par une érudition jamais pesante et une plume qui sait être aussi rapide qu’une estocade et aussi profonde qu’une blessure. C’est la preuve qu’il est encore possible de faire vivre les mythes, non pour les répéter, mais pour leur redonner le souffle, la complexité et l’humanité qui les rendent immortels. Fanny Audibert a réussi son pari : son œuvre ne dérange rien à l’édifice de Dumas, elle en révèle simplement une chambre secrète, où l’écho du passé se mêle avec une force surprenante à la musique de notre présent.

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