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Aziz Keftouna, Faussaire, L’Harmattan, 15/02/2024, 1 vol. (119 p.), 14€

2021, à la sortie de la crise de la Covid, les Éditions de l’Harmattan ouvraient le champ des possibles à un créateur d’entreprise, Aziz Keftouna. Elles publiaient son tout premier ouvrage Enfin libre, écrit pendant les contraintes du confinement. Le narrateur, jeune anonyme, visiblement solitaire et asocial, incarcéré pour une raison inconnue, s’isolait dans les quelques mètres carrés de sa cellule, qui lui permettaient de se livrer à sa passion compulsive pour la lecture. À travers cet enfermement et les rencontres qui lui étaient imposées, nous découvrions un surprenant monde clos, où se révèlent d’insoupçonnables richesses en savoirs et en compétences. À ce premier texte, très instinctif, à la fois littéraire et drôle, a succédé en 2023, un nouveau roman Identité croisé. Il mettait en scène un quadragénaire, engoncé dans sa médiocre existence et adepte des théories identitaires si bien alimentées par les chaînes d’infos en continu. Il allait, à la faveur d’un test ADN partir à la découverte de ses propres origines, les croiser avec l’histoire de la colonisation de l’Algérie, plus particulièrement l’épisode de l’émir Abdelkader, dans sa période amboisienne. Cette confrontation l’amenait à se poser des questions existentielles et peu à peu à évoluer. Cette nouvelle fiction, très différente dans sa forme du précédent opus, confirmait un style original, très travaillé, étayé de multiples recherches et d’un indiscutable humour. Son troisième roman était déjà, alors, en préparation, car chez Aziz Keftouna, l’écriture se veut besoin, passion et impatience.

Faussaire, paru en février 2024 peut être considéré comme un talentueux palimpseste, réécrit sur la trame de vie de Ceslaw Bojarski, faux-monnayeur français, d’origine polonaise, désigné par le surnom de “Cézanne (ou Rembrandt) de la fausse monnaie”. Cet homme discret, sévit pendant une quinzaine d’années, au milieu du XXe siècle, faisant de ses billets de véritables œuvres d’art, recherchés de nos jours par les numismates passionnés. Et il ne fut interpellé en 1964 qu’en raison de l’impatience d’un complice.

Sous la plume d’Aziz Keftouna, il sera Anis Berkani, petit kabyle orphelin, partageant avec le très jeune Albert Camus, l’attention de Monsieur Germain, à l’école primaire du quartier Belcourt, à Alger. Alors que le second entame aux yeux du monde littéraire, une carrière qui le mènera à la lumière, Anis, va œuvrer à sa manière, et toujours dans la clandestinité, jusqu’à atteindre, bien involontairement une renommée éphémère de criminel qui le conduira à la prison de la Santé, purger une peine de vingt ans, réduite à douze pour bonne conduite. Elle laissera, de ce petit homme falot et courtois, une trace dans les annales judiciaires. Il y gagnera en bonus, dans la presse, au vu de ses indéniables talents artistiques, le surnom de “Delacroix de la fausse monnaie“.

Dans les mains de Berkani, comme dans celles de Bojarski, nous verrons passer les billets de banque d’une époque révolue : le Minerve et Hercule, remplacé par le Richelieu puis une grosse coupure de cinq mille francs, appelée Terre et Mer. Et enfin “une montagne : un Bonaparte. Cent nouveaux francs équivalaient à dix mille anciens francs, soit le double de la valeur de sa dernière création, le Terre et Mer.
En fait, une fois dressé le portrait de son personnage principal, Aziz Keftouna, campe un décor et une action romanesque, crédible, car imbriquée avec les événements d’une époque. Le laboratoire et la demeure du faussaire transitent de Mongeron (Essonne) à Champigny sur Marne (Val de Marne). Les noms des acolytes prennent des sonorités plus méditerranéennes.
De ce jeune polytechnicien, inventeur sans le sou d’un rasoir électrique, d’un bec verseur à bouchon automatique, et de capsules expresso, qui traîne son identité comme un handicap social, il fait un faussaire de la Résistance, un époux et un père lambda, un millionnaire de l’ombre, un mécène du FLN.

Dans son essence créative, Aziz Keftouna se perçoit davantage comme un auteur, une inclination qui s’est affirmée dès son premier roman. Cependant, c’est vers la reconnaissance et la pratique consacrée de l’écrivain que convergent inéluctablement son œuvre et ses aspirations. Son écriture, dense, fourmille de détails réalistes. Le personnage central étant la fois un artisan et un artiste, une très grande précision est apportée à la description de ses occupations délictueuses. Par ailleurs, l’auteur introduit, à son habitude, de longs passages qui, loin d’être digressifs, témoignent d’une culture éclectique et enrichissent le texte d’une mine d’informations sur des sujets multiples, comme le football français, la colonisation de l’Algérie, le jazz américain, ou la fabrication des semelles… Et on reste dans un registre comique où se déroulent des échanges et des situations hilarantes : le face-à-face du commissaire Benzaken et de Berkani “dans un mutisme contre nature pour une rencontre berbéro-sépharade, en principe supposée être plus prolixe“. Ou les retrouvailles dans le dernier chapitre d’Anis et de son ex-complice taxiteur, Mohand, devenu patron du restaurant Delacroix du couscous…

On sent toute la sympathie et l’admiration chez Aziz Keftouna pour ces êtres détenteurs de talents exceptionnels, qu’une société ne peut pas reconnaître et se doit même de condamner. Il l’exprime dans les pensées du commissaire Benzaken : “Il comprit qu’il tenait enfin la bande qu’il recherchait depuis quinze ans. Ce gang, cette équipe, cette escouade n’était qu’un homme seul, isolé, autonome… un simple immigré d’Algérie !” Pour ces experts marginalisés, l’auteur revendiquait déjà dans Enfin libre une place pour eux et une reconnaissance comme certains états ont pu le faire parfois. Son intérêt se porte aussi vers les solitaires, et on peut ressentir une compassion qui frôle la tendresse pour son personnage fictif, lorsqu’il ouvre et clôture son livre sur une scène intime : La mort sous le regard de son fils, d’un grand vieillard, père longtemps absent, père déchu, à qui le “craquant” d’un Bonaparte restitue, pour quelques instants, la mémoire perdue.

Seize petits chapitres, un bref épilogue pour résumer l’existence de celui qui “tenta d’être tout, et le fut tant bien que mal” font de Faussaire bien plus qu’un agréable moment de lecture. Ils permettent de découvrir un auteur, particulièrement inventif dont on attendra avec impatience le prochain ouvrage. Et si un film et un documentaire ont déjà été inspirés par la vie de Jan Ceslaw Bojarski, pour son originalité et son pittoresque, on verrait bien l’adaptation du livre d’Aziz Keftouna dans une série télévisuelle !

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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