Mark Bittman, L’histoire aberrante de l’alimentation : 10.000 ans d’impacts sur la santé et l’environnement, Actes Sud, 03/01/2024, 1 vol. (330 p.), 24€
L’Histoire aberrante de l’alimentation est un livre très documenté et très engagé sur les manières dont, au fil de l’histoire de l’humanité, nous sommes parvenus tant bien que mal à satisfaire la nécessité impérieuse de devoir manger pour vivre. La réflexion de Mark Bittman est structurée par l’exigence de penser l’alimentation comme un système complexe constitué d’une myriade de composantes non stables (le corps animal, les minéraux, l’eau, le climat, l’économie, les normes sociales et culturelles…), générant des interactions multidimensionnelles évolutives.
Sous la forme d’un réquisitoire sans concession, l’hypothèse développée par l’auteur est que l’économie capitaliste mondialisée, composante décisive du système alimentaire actuellement prédominant, impacte très négativement les équilibres naturels et la santé humaine.
En contrepoint, il propose un plaidoyer très étayé en faveur d’une “agro-écologie” en mesure “de produire une alimentation en harmonie avec la planète et ses habitants et de garantir ainsi l’accès de tous à une nourriture saine comme droit humain universel”, tout en assurant à la terre sa capacité à se régénérer. Si pour l’essentiel, un tel système alimentaire est à construire, les “petites résistances” qui sont à l’œuvre ici et là ne constituent pas moins des avancées à dupliquer et diversifier.
L’invention de l’agriculture pour le meilleur et pour le pire
Avant l’invention de l’agriculture – ce long processus de changement qui a duré des millénaires – les humains mangeaient ce qu’ils trouvaient en se déplaçant. Ensuite, sur la base d’expérimentations ayant requis de nombreux tâtonnements réalisés en étant sédentaires, ils ont appris à planter des graines et à domestiquer des animaux.
En devenant agriculteurs, les humains ont, pour le meilleur, pu suffisamment se sécuriser en se constituant des réserves alimentaires leur permettant de faire face, entre autres problèmes, aux aléas climatiques non planifiables. Mais, au fur et à mesure de la progression de l’agriculture comme façon dominante de s’alimenter, les relations entre les humains de même que celles entre ceux-ci et la terre se sont transformées, souvent pour le pire.
Au démarrage, encore marqués par la solidarité nomade requise pour se prémunir des dangers de la nature, les premiers agriculteurs coopéraient pour produire et protéger leur nourriture. Puis, progressivement, à l’échelle des individus comme à celle des pays, s’est imposée l’idée que “planifier et travailler signifiait posséder le fruit de ses efforts”. Issues de conflits et de guerres, des règles puis des lois avec des sanctions pour ceux qui les enfreignaient, ont été édictées pour protéger la propriété des semences, du bétail et de la terre.
Étroitement imbriquées et associées à une philosophie valorisant la séparation du corps et de l’esprit comme celle du corps et de la Terre, l’agriculture et la propriété ont engendré des sociétés dans lesquelles certains ont pu instaurer leur goût personnel pour l’autorité en pouvoir institutionnalisé, leur donnant ainsi la possibilité de vivre du travail de celles et ceux cultivant la terre et élevant le bétail (esclaves, serfs, ouvriers agricoles et, désormais, ouvriers des industries agroalimentaires).
Ce système, fondé sur la recherche de toujours plus de productions a inévitablement enclenché la surexploitation / dégradation des sols : d’abord limité en raison de techniques insuffisamment performantes, ce phénomène n’a ensuite pas cessé de s’amplifier en recourant abusivement à la mécanisation puis à l’électronique et à l’informatique, aux énergies fossiles et à la chimie ainsi qu’à un marketing mêlant la promotion frauduleuse d’une alimentation de plus en transformée et la manipulation de consommateurs ayant perdu tout contact avec la fabrication de leurs aliments et tout contrôle sur celle-ci.
La malbouffe ou la production d’aliments pour le pire
Les profits réalisés par les industries agroalimentaires – tout spécialement dans le domaine des produits transformés – ont considérablement progressé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (on apprend par exemple que “les ventes internationales des chaînes américaines de fast-food ont augmenté de 30 % entre 2011 et 2016 : elles représentent à présent 50 % de leurs profits“).
À grande échelle, les aliments ont été décomposés puis combinés sous des formes nouvelles qui sont de pures inventions comme les gâteaux apéritifs, des simulacres d’aliments familiers comme la crème fraîche et des émulsions d’huile végétale à tartiner remplaçant le beurre. Aujourd’hui, 60 % de ce que nous mangeons est ultra-transformé.
D’abord aux État Unis, il s’est agi de faire en sorte que la population consomme de plus en plus de sucre, de sel et de gras afin de régler les problèmes des “super-surplus”. Grâce à un marketing des plus efficace et suscitant l’addiction, tout particulièrement auprès des enfants et des adolescents, l’industrie agroalimentaire a vendu aux Américains une “suralimentation chronique” (“les calories disponibles – soit l’ensemble de la production moins les exportations – augmentèrent de 30 % par personne dans la seconde moitié du XXe siècle”) qui les a rendus malades : surpoids et obésité, diabète, excès de cholestérol, cancers… La suralimentation chronique a principalement concerné les populations les plus pauvres et les moins éduquées (surtout les populations autochtones et afro-américaines).
Ensuite, ne parvenant pas à absorber la totalité de leurs surplus sur le sol américain, les entreprises de l’agroalimentaire ont massivement exporté la nourriture ultra-transformée nocive pour la santé sur toute la planète. Cela, après avoir contraint, au nom de la Révolution verte (années 1960) et au risque de provoquer des famines, les pays pauvres à produire intensivement des céréales et à régler le problème afférent de l’épuisement des sols par le recours à toujours plus de fertilisants chimiques, De concert, l’accaparement des terres, le manque de soutien à l’agriculture de subsistance et la crise climatique ont depuis conduit de nombreux habitants de ces pays à migrer pour pouvoir s’en sortir en devant accepter des conditions de travail dégradées.
La force de frappe mondiale du marketing et de la publicité nous amenant “à manger presque n’importe quoi a permis à la malbouffe de se vendre comme des petits pains”. Inverser la tendance est l’un des plus grands défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés : comment réussir à disqualifier l’attractivité planétaire dont bénéficient les aliments ultra-transformés malgré leur dangerosité scientifiquement avérée, pour notre santé et pour l’environnement ?
Vers une "agro-écologie" : l’importance de résister pour le meilleur
Des modalités diverses de résistance sont développées pour tenter de contrer une agriculture gavée de produits chimiques et avide de profits, déréglant de plus en plus le climat et générant des conditions de travail qui renforcent les disparités de revenus et de richesse, que ce soit aux États-Unis ou dans le reste du monde. La philosophie de ces résistances vise à déjouer “la monoculture de l’esprit” qui veut faire croire qu’il ne peut y avoir d’autre système alimentaire que celui actuellement prééminent.
Ces résistances à l’œuvre posent comme principe qu’en ayant un rapport équilibré – non-conquérant et non-prédateur – avec notre environnement naturel, notre nourriture pourrait effectivement bénéficier des bienfaits de celui-ci. À titre d’exemple, l’auteur mentionne qu’afin de garantir la souveraineté alimentaire, la coalition internationale de la Via Campesina (200 000 millions de personnes) attribue des terres à ceux qui n’en ont pas et permet aux agriculteurs de contrôler leur production, leur alimentation et la protection de la terre.
En divers lieux de la planète se développent aussi des techniques et produits, associés à des pratiques alternatives visant à remédier à l’affaiblissement des sols : élimination complète des substances chimiques, recours au compost, aux cultures de couverture, à la rotation des cultures ou encore à la multiculture, sans oublier l’encouragement de l’interaction des animaux bénéfiques et des plantes. L’objectif est aussi de réduire les distances entre les producteurs et les consommateurs en promouvant des modes vertueux d’acheminement de la nourriture.
De même, les résistances à la domination de l’agriculture industrielle ont le souci de s’atteler au problème du mauvais traitement de ses travailleurs et de ses nombreuses travailleuses. En tentant, par exemple, d’imposer un salaire minimum de 15 dollars au lieu de 7,25 dollars de l’heure comme l’a fait le mouvement Fight For 15 $ dans les chaînes de fast-food au début de la décennie 2010 ; aux États-Unis, des grévistes ont alors eu le courage de risquer leur emploi et, pour beaucoup, leur statut migratoire).
Pareillement, des démocraties progressistes ont eu à cœur d’initier des programmes d’alimentation scolaire saine et la moins transformée possible. Ces programmes valorisent des normes alimentaires positives dans cinq domaines : le bénéfice pour les économies locales, la durabilité environnementale, le bon traitement de la force de travail, le bien-être animal et la nutrition qualitative.
L’Histoire aberrante de l’alimentation précise que faire advenir l’agro-écologie comme système alimentaire de référence ressort, à l’heure actuelle, d’un travail de fourmi et d’un parcours semé d’embûches. Cependant, cet ouvrage le démontre, sa substitution à l’agro-industrie est la condition sine qua non pour redonner ses lettres de noblesse à l’occupation humaine la plus vitale ; bien se nourrir dans le respect de la nature et de relations sociales apaisées.
Chroniqueuse : Eliane Le Dantec
eliane.le-dantec@orange.fr
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