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Collectif, Orphée : poèmes magiques et cosmologiques, choix de textes et traductions par Alain Verse – édition revue et amendée par Alexandre Marcinkowski – postface de Luc Brisson, Les Belles lettres, 03/11/2023, 1 vol. (179 p.), 21€

Depuis l’Antiquité, la figure d’Orphée exerce une fascination, tant pour le talent qu’on lui impute que la légende qui s’attache à lui. Il a inspiré les écrivains, les musiciens, les cinéastes et les peintres. Mais aujourd’hui, les éditions des Belles Lettres publient une anthologie de textes poétiques historiques ou philosophiques, sur Orphée et l’orphisme, qui reprend une édition publiée en 1993 en la remaniant, pour la rendre plus lisible grâce aux sources des témoignages.

Des auteurs divers, une figure de fascination

Les divers auteurs sont pour la plupart des figures connues de la littérature antique : Cicéron, Euripide, Diogène Laërce, Platon, Virgile, Hérodote, Flavius Josèphe, Strabon, Pline, Aristophane, Clément D’Alexandrie, Lucien de Samosate, Diodore de Sicile, etc., issus du monde grec et romain. La même variété se retrouve dans les écrits eux-mêmes, fragments “veteriora”, tablettes “orphiques”, papyrus de Derveni, discours sacrés, l’ensemble s’articulant autour de la figure d’Orphée.

Qui était ce personnage, dont nous connaissons surtout le destin tragique, son amour pour Eurydice, sa descente aux enfers pour ramener sa bien-aimée à la lumière, la perte définitive de celle-ci, la mort funeste du héros mis en pièces par les Ménades sous l’impulsion de Dionysos, jaloux du culte rendu à Apollon ? Selon Luc Brisson, auteur de la postface du livre, il exprime bien plus que cela, car, “comme l’y prédisposent ses origines, il transgresse un certain nombre d’oppositions qui servent à définir la nature humaine : hommes/dieux, hommes/bêtes, vivants/morts”. Ces thématiques interviennent dans les ouvrages qu’on lui attribue.

D’origine thrace, Orphée est le fils du fleuve OEagre et de la muse Calliope, célèbre pour avoir charmé par la beauté de ses chants tous les êtres vivants, humains ou animaux. Pour les Grecs de l’Antiquité, il appartenait à la génération précédant celle de la guerre de Troie, et au cours de l’expédition des Argonautes, il aurait neutralisé le gardien de la Toison d’or. Cette figure légendaire a inspiré l’orphisme. Il s’agissait d’un mouvement religieux contestataire faisant d’Orphée l’initiateur de cérémonies mystiques. Certains ont vu en lui la figure d’un chaman, hypothèse renforcée par ses origines thraces, Bulgarie, Mer Noire (on le représente d’ailleurs vêtu du costume thrace).

Les multiples facettes d'Orphée

Certains textes rendent d’ailleurs hommage au poète, en particulier quelques écrits apocryphes, ou mettent en évidence sa faculté de divination, comme Clément d’Alexandrie : « En outre Philochore rapporte, au premier livre de son Sur la mantique, qu’Orphée fut un devin ».
Certains s’attachent à en faire le fondateur de “mystères”, comme ceux de Samothrace, Eleusis et plus encore Dionysos, comme semblent témoigner les croyances sur la survie de l’âme mentionnées sur des lamelles d’or, exhumées de fouilles en Sicile, Crète ou Thessalie, même si les commentateurs mettent en doute ces affirmations. Ainsi, cet extrait d’une lamelle d’or découverte à Thourioi, du IVè siècle avant notre ère, et conservée au musée archéologique de Naples :

Tu es devenu dieu d’homme que tu étais.
Chevreau, tu es tombé dans le lait.
Salut, salut, toi qui chemines sur la voie de droite,
Vers les saintes prairies et les bois de Perséphone.

La désignation d’Orphée comme musicien en revanche n’a rien de surprenant, puisque les poètes de la Grèce antique s’accompagnaient d’un instrument. Orphée jouait de la lyre, considérée comme noble. Il parvint ainsi à charmer les monstres et les dieux infernaux, comme le raconte Virgile dans les Géorgiques :

Il pénétra même dans les gorges du Ténare, profonde entrée de Dis, et dans le bois enténébré de noire épouvante : il aborda les Mânes, leur roi redoutable et ces cœurs qui ne savent pas s’adoucir aux prières des humains. Cependant émues par son chant, du fond des demeures de l’Erèbe, les ombres ténues et les fantômes privés de lumière s’avançaient, aussi nombreux que les milliers d’oiseaux qui se cachent dans les feuillages, quand Vesper ou une pluie d’orage les chasse des montagnes…

Et Virgile, après avoir énuméré les différents habitants des enfers, puis campé de façon saisissante le décor environnant (“un bourbier noir, les hideux roseaux du Cocyte, le marais odieux qui les tient prisonniers des ondes croupissantes, et le Styx qui les enferme neuf fois dans ses replis“), de poursuivre :

Bien plus, la stupeur saisit même les demeures de la Mort, au plus profond du Tartare, et les Euménides aux cheveux entrelacés de serpents azurés ; Cerbère, le béant, fit taire ses trois gueules, et la roue d’Ixion avec le vent qui la fait tourner s’arrêta.

Dans ces images s’exprime toute la puissance de la poésie virgilienne, rendant hommage au talent d’Orphée, à travers cette évocation terrifiante des Enfers qu’il apaise par son seul chant.

La question de l’orphisme

D’autres textes ont pu être regroupés du fait qu’ils traitaient de la mort d’Orphée, et d’autres enfin car ils parlaient de l’orphisme. On lui en a attribué quelques-uns, dont une théogonie que parodie Aristophane dans Les Oiseaux, présentés ici dans les Fragments dits “Veteriora”.

Au commencement était le Vide et la Nuit et le noir Erèbe et le vaste Tartare, mais ni la terre, ni l’air, ni le ciel n’existaient. Dans le sein infini de l’Erèbe tout d’abord la Nuit aux ailes noires produisit un œuf sans germe, d’où, dans le cours des saisons, naquit Eros le désiré aux dos étincelant d’ailes d’or, Eros semblable aux rapides tourbillons du Vent.

Le livre présente également Les discours sacrés en vingt-quatre rhapsodies, un texte ambitionnant de se mesurer aux poèmes homériques, mais qui présente un contenu théologique. Version plus récente de la théogonie orphique, elle nous est parvenue grâce au témoignage des néoplatoniciens, et envisage comme principe primordial Chronos, le Temps. Un extrait attribué à Damascius, dans son Traité des premiers principes, précise, au sujet des Rhapsodies :

Ils mettent Chronos à la place de l’unique principe du Tout, l’Ether et le Chaos à la place de deux principes ; ils estiment que l’œuf est à la place de l’être pur ; et voilà la triade qu’ils considèrent comme première.

D’autres passages, enfin, se réfèrent aux rites et au culte rendu, notamment ceux attribués à Orphée et à Musée, dont parle Platon dans sa République.
Une anthologie passionnante, merveilleusement commentée, ou la figure d’Orphée, amoureux, poète ou chamane, apparaît dans toute sa complexité, nous permettant de comprendre sa dimension plus méconnue, spirituelle et théologique. Au-delà de la légende, ce recueil permet d’appréhender le rôle joué dans l’Antiquité par ce personnage, qui continue à inspirer les créateurs contemporains.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

marion.poirson@gmail.com

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