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Véronique Ovaldé, Fille en colère sur un banc de pierre, Flammarion, 04/01/2023, 1 vol. (304 p.), 21€

Des personnages d’opéra, pour une tragédie intime

Quatre sœurs, dans un petit village de Sicile. Elles portent les prénoms d’héroïnes d’opéra célèbres et fonctionnent par couples : les aînées, Gilda et Violetta, les cadettes, Aïda et Mimi. Autour d’elles gravite une constellation de personnages, les parents des filles, un père autoritaire, Salvatore Salvatore, qu’on appelle Le Vieux ou Sa Seigneurie, une mère effacée, Silvia, Leonardo, le mari de Violetta, Écureuil et Lapin, ses jumelles, auxquelles elle voulait donner le même prénom, Pippo, l’idiot de village et la Demoiselle de la villa des Sycomores, dite aussi la Gandolfi ou la comtesse, une riche aristocrate sans enfants, pour laquelle Salvatore, le père, et Silvia la mère, travaillent. À Iazza, ce petit village de Sicile, les hommes, en dépit de leur amertume, perpétuent le modèle ancestral tandis que les femmes rêvent de partir pour échapper à leur condition, un destin tout tracé d’épouses et de mères, qui subissent les violences de leurs maris. Aïda, la rebelle, n’applique pas les conseils maternels, destinés à augmenter sa capacité de séduction, comme “se faire des mèches”, “cesser de porter des sandales éculées”, ou encore se raser sous les bras, et “échanger ses débardeurs grisouilles contre des chemisiers à fleurs”. Ses épais sourcils semblent “brodés sur son visage”, et son corps anguleux contraste avec sa chevelure luxuriante.

Une étrange absence

Dans ce contexte étouffant, qui exacerbe de puissants sentiments, comme la jalousie la haine, le désir de vengeance, la passion amoureuse, la dévotion, les deux plus jeunes sœurs fuguent pour se rendre au carnaval. Mimi, âgée de six ans, disparaît mystérieusement, tandis qu’Aïda porte le poids de sa culpabilité : qu’est-il arrivé à la petite fille ? À diverses reprises, l’enfant a défié la mort. Est-elle revenue au même endroit, alors que le monde a changé, l’emprisonnant dans une temporalité différente, un lieu qui n’avait plus les mêmes perspectives ni les mêmes coordonnées que le monde connu » ? Des années plus tard, le décès de son père contraint Aïda à revenir au village qu’elle a quitté. Son retour déplaît à ses aînées, et sa mère semble la confondre avec la disparue. Aïda incarne cette “fille en colère” assise “sur un banc de pierre” évoquée dans le titre, qui observe le monde et porte sur lui un regard critique.

Le poids du passé

Ce nouveau roman de Véronique Ovaldé analyse le caractère pesant des relations familiales dans un espace clos. Si Aïda ne vit pas à l’extérieur de l’île, Palerme lui a offert d’autres perspectives. Pourtant rien ne semble avoir changé pour elle. Le livre fait le récit de l’exil de Salvatore, quittant Centuripe, un village sur les flancs de l’Etna, un endroit dangereux, où les vapeurs toxiques condamnent les hommes qui travaillent à la maladie et à une mort prématurée. Il raconte sa rencontre avec Silvia, et l’enfance de ses filles, dont chacune demeure la préférée de son père pour une courte période, celle de ses six ans, car on est alors “une petite chose en glaise malléable et aux possibles infinis”, susceptible de devenir plus tard “danseuse, gonfleuse de ballons, magicienne, cosmonaute, agente secrète et écrivainte.”
Alternant entre présent et passé, Fille en colère sur un banc de pierre (on retrouve la formulation du titre à divers endroits du récit tente d’élucider le mystère de la disparition de Mimi qui ronge Aïda, jusqu’à ce qu’à la fin du livre, une révélation inattendue lui permette de renouer les fils brisés de sa vie.

Un regard ironique

Le style de Véronique Ovaldé joue sur le dialogue intérieur, nous permettant d’accéder en profondeur à l’intimité d’Aïda. Une narratrice invisible peut s’adresser au lecteur ou au personnage principal, comme dans le paragraphe où la formule  “souvenez-vous de cet âge”, se trouve déclinée de manière anaphorique. Elle lui fait part de ses commentaires et porte un regard sur son propre récit, auquel elle confère une dimension spéculaire. Cette spécularité s’accompagne d’une vive ironie, qui affleure à chaque page du texte. L’auteur se moque du ridicule des personnages, comme les tenues d’intérieur de Violetta, rappelant à Leonardo celles que portaient “les rombières un peu fofolles” dans la Californie de 1976, des robes “longues, vaporeuses, avec des imprimés plumes de paon explosifs, on se croirait dans Columbo”. Aïda caresse les cheveux d’une de ses nièces “comme on flatterait un chien lunatique”. Elle se gausse de leurs travers, en particulier de ceux de Gilda, une mère excessive et anxieuse, pour qui “le fait d’avoir mis au monde un mâle” constitue le plus grand triomphe et la plus grande source d’anxiété de son existence. L’avarice de cette dernière est détaillée également. Elle n’utilise pas de capsules pour préparer le café au travail, car “sa réserve fondrait comme neige à Palerme.”  Ainsi, l’auteur s’amuse à réviser des expressions courantes, “la cerise sur la cassata” transposant en Sicile “la cerise sur le gâteau”, et cette reconstruction du langage qui s’apparente à un jeu revisite la langue en invitant à réfléchir. L’auteur se livre à une forme de satire très réussie. 

Un roman qui se lit aisément et met l’accent sur les personnages féminins. Comme dans Les quatre filles du docteur March, il y a 4 sœurs, dont l’une disparaît et l’autre se rebelle, mais le contexte et le propos s’avèrent bien différents. Ici, l’humour met à distance le tragique et permet de questionner la réalité. Ainsi, Fille en colère sur un banc de pierre livre une vision plutôt critique de la Sicile contemporaine, en montrant la différence entre la ville et le monde rural touché par une certaine modernité qu’atteste l’usage des technologies, mais ancré dans une forme d’archaïsme, qu’il dénonce avec une ravageuse ironie.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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