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Près de 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie, les plaies ne sont pas encore cicatrisées. Nombre de ceux qui ont connu cette période, et maintenant leurs descendants, estiment encore que tout est loin d’avoir été réglé.
Les historiens, de part et d’autre de la Méditerranée, ont analysé les faits, mais chaque partie concernée les a filtrés, interprétés, aboutissant ainsi à des mémoires différentes et souvent opposées.
Cela n’a pas empêché les deux pays d’avoir des relations, mais elles n’ont pas été aussi bonnes qu’elles auraient pu l’être. L’absence de règlement de toutes les composantes du conflit, en particulier la composante émotionnelle, laisse perdurer les souffrances et les ressentiments. Affichant la volonté de réconcilier les mémoires, le président Macron a demandé à Benjamin Stora un rapport pour faire un point et pour proposer des mesures afin de faciliter un rapprochement.
Ce rapport, commandé en juillet 2020, a été remis en janvier 2021.
Dans le prolongement de ce travail, Benjamin Stora publie aux éditions Albin Michel “France – Algérie, Les passions douloureuses”.
Est-il besoin de rappeler que Benjamin Stora est l’un des plus éminents spécialistes français de l’histoire de la guerre d’Algérie qu’il étudie depuis plus de quarante ans ? Si ses compétences sont largement reconnues, il ne fait pas pour autant l’unanimité. Mais qui pourrait la faire sur un tel sujet ? Ceux qui souhaitent avoir un complément d’information à propos de son parcours et de ses idées peuvent consulter avec profit l’un de ses récents ouvrages, “Une mémoire algérienne”, au sein de la prestigieuse collection “Bouquins”.

Aujourd’hui plus de 7 millions de personnes ont un lien avec l’Algérie et les tensions qui nuisent au bon vivre ensemble dans notre pays sont exacerbées par les résidus mémoriels de ce conflit. D’où l’actualité de ce débat et l’intérêt de cette mission.
Dans la première partie, l’auteur fait un point sur la façon dont la guerre d’Algérie a été traitée, il évoque les principales recherches, les plus importantes publications.
Il constate que, si les travaux sont nombreux, ils consistent surtout en une multitude d’autobiographies. De la sorte, les mémoires individuelles se sont agrégées pour aboutir à une mémoire collective qui a supplanté l’histoire. Du côté algérien, une histoire officielle, développant un imaginaire de guerre, s’est mise en place, en occultant des pans de ce qui s’est passé entre les différents clans des nationalistes algériens.
Des mémoires se sont constituées, parallèles, cloisonnées, antagonistes : une mémoire algérienne et une mémoire française. Chacune étant divisée et source de conflits. Dans notre pays, l’analyse n’est pas la même selon que l’on est un nostalgique de l’Algérie française, un partisan de l’indépendance, un ancien combattant, un harki ou un pied noir, avec toutes les interférences et les interactions qui traversent ces groupes.
Des réticences existent, dont témoigne l’impossibilité de trouver un consensus sur une date pour célébrer la fin de la guerre ou l’éclosion de contestations fortes lorsqu’en 2005, il fut question d’une loi au sein de laquelle étaient envisagés les “bienfaits de la colonisation”. Benjamin Stora évoque les deux imaginaires qui sous-tendent l’histoire franco-algérienne, celui de l’Algérie française et celui du nationalisme algérien.

Dans la deuxième partie, Benjamin Stora rappelle ce que furent les rapports entre les deux pays après l’indépendance et, dans ce cadre, les interventions des présidents français successifs dont les discours sont placés en annexe. Leur lecture est utile pour comprendre l’évolution de la doctrine officielle sur la mémoire de la guerre d’Algérie.

Dans la troisième partie, Benjamin Stora suggère une méthode : plutôt qu’une loi mémorielle qui entraverait la liberté des chercheurs ou une histoire commune qui oublierait les aspects les plus sombres, il propose de travailler sur des questions pratiques, des passerelles qui permettront d’avancer. C’est une politique “des petits pas”.
Les sujets concernés sont la libération des archives qui doivent être accessibles, le problème des disparus de la guerre, un travail autour des images, de la production et de la circulation d’œuvres qui font apparaître les différents points de vue, certaines pouvant être communes.
La présentation d’excuses est évoquée. Les autorités algériennes les demandent. Plus que des excuses c’est la révélation de certains faits imputables aux deux parties est primordiale. Reconnaître les assassinats de nationalistes algériens, comme cela a été fait par le président Macron pour Maurice Audin est un premier pas, Tant que les archives algériennes resteront fermées, les historiens ne pourront pas faire leur travail et faire la lumière sur les milliers d’assassinats qui ont eu lieu après la date officielle de la fin des hostilités.
D’autres sujets sont à traiter, comme les conditions des essais nucléaires et leur passif sanitaire et environnemental, l’entretien des cimetières européens et juifs, la réhabilitation ou la valorisation de figures historiques.
Pour avancer sur l’ensemble de ces questions, Benjamin Stora fait une série de préconisations parmi lesquelles la constitution d’une commission “mémoire et vérité” qui pourrait proposer la poursuite des commémorations et d’autres mesures, certaines étant symboliques, d’autres ayant un caractère plus pratique.

On peut supposer que les réactions à cet ouvrage seront les mêmes que celles qui ont suivi la publication du rapport de Benjamin Stora.
De tous les bords les critiques surgissent et certaines sont très violentes.
Chaque groupe trouve des raisons, probablement légitimes pour exprimer son point de vue ; des motifs pour se plaindre.
Les Algériens reprochent l’absence de demande d’excuses et de repentance. De plus, selon eux, Benjamin Stora égalise en quelque sorte les souffrances des uns et des autres, et cela, ils ne l’admettent pas.
Les harkis considèrent que leurs problèmes n’ont pas été pris en compte. Déjà, des élus d’extrême droite crient au scandale devant la reconnaissance par le président Macron de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel par des militaires français, reconnaissance préconisée par Benjamin Stora et survenue pendant la rédaction de cette chronique. Selon eux, c’est trahir l’armée et l’action de la France. Pourtant, le général Aussaresse avait, en 2001, avoué être l’auteur de ce crime.
L’avenir dira si la démarche de l’historien sera suivie d’effets bénéfiques pour un apaisement des mémoires. Réussira-t-il à obtenir que chacun accepte de dépasser son point de vue et considérer celui des autres ?

L’erreur serait de faire porter à Benjamin Stora l’entière responsabilité d’apporter la solution et de le laisser seul devant les réactions hostiles qui se manifestent. Une question si complexe, avec toutes ses composantes dramatiques, résultant de tant de souffrances, ne peut être résolue comme par un coup de baguette magique. Un travail commun long, difficile est encore, à l’évidence, nécessaire.
Pour cela, Benjamin Stora propose une méthode et des outils. C’est le moment de les utiliser, sereinement, dans le respect de tous pour que le temps de l’adversité passe et que celui de la réconciliation complète et définitive voit le jour.
Ce livre intéressera tous ceux qui ont un lien avec l’Algérie. Ils sont nombreux, mais aussi ceux qui veulent comprendre les rapports ambigus de leur pays avec la colonisation. L’ouvrage est la première pierre du Temple de la réconciliation. Il est le fil d’Ariane pour les futurs historiens qui seront chargés, le temps venu, de rétablir l’exacte vérité sur ces “mémoires douloureuses”.

Robert MAZZIOTTA
contact@marenostrum.pm

Stora, Benjamin, “France-Algérie : les passions douloureuses”, Albin Michel, 03/03/2021, 1 vol. (203 p.), 18,90€

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