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François Lecointre, Entre guerres, Gallimard, 11/04/2024, 1 vol. (114 p.), 17€

Le combat ne m’a pas forgé le cœur et l’âme, il m’a simplement rendu plus lucide

Je ne l’ai vu qu’une seule fois. Au milieu d’un aréopage de grands uniformes, je me suis présenté à lui en employant la formule adéquate, au bord du bégaiement. Il était grand, le visage ascétique de soldat qui en avait vu. En me serrant la main, il a fixé ses yeux dans les miens et j’ai senti qu’il retenait ce que je lui disais. Son regard était mélange de force et de mélancolie, presque insoutenable. Tout un florilège de sentiments contradictoires a afflué dans ma poitrine. Le Chef d’État-Major des Armées, le capitaine de l’affaire du pont de Vrbanja était devant moi et il me parlait !
Démissionnaire de son poste prestigieux en 2022, le général François Lecointre est aujourd’hui Grand Chancelier de la Légion d’honneur. Sans doute ce nouveau poste éloigné des sables du désert et de la jungle africaine lui a permis de vouloir mettre à jour, toute passion apaisée, le trop-plein d’émotion qui compresse son cœur d’homme.

Une jeunesse façonnée par le devoir

Né dans une famille de militaires dont bon nombre sont tombés pour la France, François Lecointre a suivi sans se poser de lourdes questions le parcours très bien tracé du futur officier. Ses études secondaires au Prytanée de la Flèche lui ont permis de laisser de côté les poncifs si bien ancrés quant à la personnalité de l’encadrement, particulièrement les sous-officiers. Cette camaraderie d’internat, où la plupart des étudiants sont promis aux plus hautes responsabilités lui font toucher du doigt les bienfaits de la cohésion, état qui ne peut exister que dans l’effort.
Il intègre ensuite l’École Spéciale Militaire de Saint Cyr, le but avoué mais également craint de ceux qui vont apprendre à commander, quelquefois à des hommes beaucoup plus expérimentés, à donner des ordres et à mener ses subordonnés au feu en faisant preuve de la plus grande exemplarité. Le doute s’insinue souvent dans le cœur de ces jeunes hommes qui peuvent aborder tous les sujets sauf un seul, le plus insidieux, le plus tabou, le plus pénétrant : la Peur.

L’apprentissage du chef

Après quelques années d’enseignement, entrecoupé de stages passionnants, François Lecointre arrive au commandement d’une section de 40 hommes dans la plus belle des armes : l’infanterie de marine. Il prend rapidement conscience de l’hétérogénéité des soldats de sa troupe, dont l’âge, le statut social, les motivations et l’ardeur au combat sont très éloignés de ce qu’il prévoyait. Encore un mythe qui s’écroule. Il y en aura bien d’autres !
À ce moment de l’histoire, tout est à repenser. Le concept de l’adversaire à l’étoile rouge sur le devant de la chapka dont on a échafaudé tous les plans s’effondre au profit de nouveaux conflits auxquels il va falloir faire face sans expérience précédente. Parti avec son régiment participer à la guerre du Golfe, le jeune lieutenant expérimente toutes les situations qui vont lui permettre, à force de réflexion et de tempérance, de créer un bloc homogène de sa section, vouée sans atermoiements au chef qu’il est devenu.

La lucidité comme arme contre le mensonge et le cynisme

Les crises des années 1990, auxquelles personne ne s’était préparé vont mettre le moral de notre lieutenant, puis capitaine à la tête d’une compagnie, à rude épreuve. Mais ce qu’il ressort en premier lieu de ses observations, c’est le décalage absolu entre ce que l’homme de la rue veut entendre et la réalité des faits sur le théâtre des opérations. Avec calme et pondération mais ajoutant une dose de cynisme attristé, François Lecointre prend conscience de la qualité de « consommable » du soldat au bénéfice du pouvoir, de la presse et de la bien-pensance. Oui, les Serbo-bosniaques commettent des crimes innommables. Oui, leurs troupes impitoyables pratiquent la terreur et le nettoyage ethnique avec une cruauté sans cesse renouvelée. Mais quand un civil, souvent un vieillard qui ne court pas assez vite ou une femme encombrée de son landau sont shootés par un tireur machiavélique, il est difficile de faire avaler à ceux qui ont le cul bien installé dans leur fauteuil de bureau ou qui sont affalés devant la télévision que ce sont des Bosniaques qui tirent sur leurs compatriotes désarmés pour augmenter dans l’opinion publique le sentiment de haine des Serbes.
Le capitaine Lecointre va être confronté au difficile paradoxe – créé par les civils, bien sûr – du « soldat de la Paix ». Cette métaphore, criminelle en soi, expose le soldat à s’engouffrer au prix de très lourdes pertes dans une crise où aucun des protagonistes ne cherche à apaiser la tension et leur imposer une paix dont ces derniers ne veulent pas.

Envoyé avec ses hommes en Somalie, le capitaine Lecointre découvre un Bernard Kouchner revêtu de sa plus belle saharienne donner des leçons et une myriade d’ONG grassement payées. Tous ces personnages attendent à grand renfort de médias un débarquement « tactique » des troupes américaines venues sauver le monde et sécuriser un port afin de permettre l’approvisionnement en milliers de tonnes de produits alimentaires et de première nécessité. Bizarre, alors que s’entassent ces mêmes colis depuis des dizaines de jours dans des docks étroitement surveillés par les « technicals » surarmés. Il faut également faire preuve d’une grande clairvoyance lorsqu’on relie Mogadiscio à une autre contrée sur une route bordée de champs abondamment cultivés alors que les journalistes dans les capitales occidentales insistent sur le besoin des populations en nourriture…

En Afrique des Grands Lacs, un terrifiant génocide, impensable, se produit. Des centaines de milliers de Tutsis et de Hutus modérés sont découpés à la machette, horreur qui n’épargne ni les militaires belges désarmés, ni les religieuses installées là pour secourir les indigents. Tandis qu’en France, on se perd en conjecture sur les actions à entreprendre sans heurter la susceptibilité de quiconque, Lecointre est précipité dans l’enfer duquel seules des décisions judicieusement réfléchies au vu de la réalité de la crise peuvent éviter la surenchère. Le génocide est déjà consommé lorsque arrivent les Français mais les troupes tutsies de Kagamé, venues de leur refuge ougandais, menacent à leur tour d’anéantir les génocidaires qui fuient vers la République démocratique du Congo. Que faut-il faire ? Laisser se produire un nouveau génocide où des dizaines de milliers d’innocents vont disparaître ? S’interposer ? C’est ce que les « spécialistes » qui n’avaient jamais entendu parler du Rwanda avant la crise reprocheront bientôt aux « soldats de la Paix ».

Le pont de Vrbanja ou le paroxysme du commandement

Avec mesure et sans détails morbides, le général Lecointre nous raconte enfin, dans sa vision du terrain, l’aventure glorieuse et tragique du pont de Vrbanja en Bosnie, le 27 mai 1995.
Petit rappel : en 1995, des armées de nombreuses nationalités sont envoyées dans l’ex-Yougoslavie afin de s’interposer entre troupes serbes, bosniaques et croates. Le 3e RIMA au sein duquel le capitaine Lecointre commande la compagnie des « Forbans », tente avec pragmatisme d’empêcher les duels meurtriers entre belligérants qui blessent ou tuent des Français tous les jours. Coiffés de leur casque bleu de « soldats de la Paix » d’une ONU complètement dépassée, les marsouins de François sécurisent un pont à Sarajevo, retranchés dans des « bunkers » de bric et de broc. Surviennent des Serbes sûrs de leur impunité et, à grand renfort de caméras, envoient au monde entier l’image de casques bleus pris en otage. Cette fois-ci, la coupe est pleine et las de se baisser le froc, le gouvernement ordonne la reprise des positions tenues par le 3e RIMA au plus vite.
C’est la compagnie des « Forbans » qui doit s’acquitter de cette mission au cours de laquelle, on le sait, il y aura des pertes. Oui, mais combien ? La mission connaîtra-t-elle le succès ? Autant de questions que se pose le capitaine en mettant au point la moins mauvaise tactique avec son subordonné chargé de la mission.
Avant le combat, les chefs font mettre baïonnette au canon à leurs hommes. À l’heure dite, la section part récolter sa part de gloire. Ce sera la dernière fois que les soldats français effectueront une attaque au corps à corps. Tout de suite, rien ne se passe comme la théorie l’avait prévu. Mais çà, tous le savaient. Les premiers hommes tombent, blessés ? Tués ? En seconde position, Lecointre voit sa troupe avancer. Il décide de les rejoindre alors que le chef de section est grièvement blessé à la tête. Insufflant le courage aux survivants, le capitaine parvient avec ces derniers à nettoyer la place forte serbe, à libérer les otages et à repositionner ses « Forbans ». Le regard implorant d’un subordonné l’empêche de se déshonorer en empalant un soldat serbe.
La tension retombée, il faudra bientôt à ce chef ressouder sa troupe. Pleurer en silence ses deux tués, prendre des nouvelles des blessés, recomposer les groupes qui se sont formés instinctivement, ceux qui ont participé à l’assaut, ceux qui étaient prisonniers et enfin ceux qui n’attendaient qu’une chose : participer à l’action.

Le général François Lecointre ne fait pas gloire de son action. Il nous livre son cœur d’homme à nu, avec émotion et, je l’espère, sérénité.

Mon général, mes respects !

Image de Chroniqueur : Renaud Martinez

Chroniqueur : Renaud Martinez

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