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Le premier roman de Julie Ruocco est comme une claque, une vérité éclatée en pleine figure.  Il est si éblouissant, que nous le sélectionnons pour notre Prix littéraire. “Furies” est une réalité sans fard, que nous Occidentaux peinons à ignorer. La guerre civile syrienne nous paraît bien loin, une illusion dont nous oublions les raisons, les détails et les horreurs. En somme, elle nous touche seulement lorsqu’une de ses batailles se déroule sur notre sol, dans un théâtre, dans le hall d’entrée d’un journal satirique ou d’un hypermarché kasher. Nous détournons le regard dès que les combats reprennent de l’autre côté de la Méditerranée ou dans les montagnes afghanes, faisons abstraction des bombardements et assassinats journaliers qui ne nous paraissent pas vraiment réels.
À travers l’histoire de Béatrice et Asim, Julie Ruocco relate le témoignage de chaque victime. Tous les récits se confondent, les personnages donnant la parole à chaque orphelin, à chaque parent privé de son enfant, à chaque veuve. Béatrice et Asim sont des passeurs, pas du même genre que ceux qui accompagnent les âmes des vivants jusque dans la mort, mais de ceux qui ramènent à la vie les morts, à travers la mémoire de leur nom, de leur histoire. Une quête de justice doublée d’une peur que l’histoire se répète.

Sans justice et sans mémoire, nous nous condamnons éternellement à être tour à tour victime puis bourreau. Pour briser le cycle infernal, il ne nous faudra pas seulement triompher des combats, mais aussi de notre propre vengeance. Écouter les survivants, honorer les morts, pour que l’horreur se résorbe enfin en justice. Peu importent la défaite ou la victoire, j’espère que ceux qui viendront après nous ne résisteront plus jamais à la tentation d’être humains.

“Furies” est un appel, un appel à se souvenir des victimes, à apprendre du passé, mais aussi à écouter et guérir les survivants, sans jugement. Non pas à les traiter tels des criminels lorsque leurs radeaux lancés depuis l’autre rive de la Méditerranée sont recrachés sur nos plages. Ni à se plonger dans les yeux sans lueur de leurs enfants pour y voir une menace. Ce roman nous apprend que, chaque jour de plus passé dans leur pays, sous les bombardements, équivaut à une pelletée creusée dans leur tombe. Certains, comme Asim, ont déjà perdu tout espoir, et enterrent machinalement les corps, pris dans un engrenage de normalisation de l’horreur. Alors, si l’on ne peut sauver les hommes, il nous faut sauver l’histoire en se rattachant à une mémoire, un récit à transmettre pour lequel nous sommes prêts à donner notre vie.
Il faut nous remémorer que cette guerre, comme toutes celles qui l’ont précédé, n’est pas motivée par la foi, l’amour ou le devoir, mais par un orgueil et une quête de reconnaissance. Et c’est ainsi que certains de nos concitoyens partent combattre dans un pays qui n’est pas le leur, pour un Dieu qu’ils ne comprennent pas. Après avoir décapité leurs rois despotes, les voilà décapitant les libertaires ; les régicides se transformant en liberticides. Ils remplacent les idéaux de Voltaire et de Diderot pour ceux de pseudo-religieux assoiffés de sang.

C’est contre lui que nous avons pris les armes, contre cet orgueil de l’homme qui l’érige en possesseur du monde et qui a inventé un dieu cruel pour se venger d’être plus petit que la nature.

“Furies” est une des lectures indispensables de cet été. Julie Ruocco nous force à regarder par-delà l’horizon, de l’autre côté de la Méditerranée, pour apercevoir la “banalité du mal” telle que l’a définie Hannah Arendt. Une médiocrité ordinaire qui pousse des hommes et des femmes d’une normalité écrasante à commettre l’irréparable pour un Dieu qui aurait honte d’eux.

Éliane BEDU
e.bedu@marenostrum.pm

Ruocco, Julie, “Furies”, Actes Sud, “Domaine français”, 18/08/2021, 1 vol. (282 p.), 20€

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