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Véronique Bontemps, Stéphanie Latte Abdallah, Gaza, une guerre coloniale, Actes Sud, 14/05/2025, 320 pages, 23 €

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Rien ne commence le 7 octobre“, écrivent Bontemps et Latte Abdallah. En déroulant un récit d’une guerre en cours, le collectif fait émerger l’invisible : une continuité coloniale, un effondrement humanitaire programmé, un avenir gommé. Dans cette trame narrative, les figures de l’effacement, de la résistance, et de la mémoire prennent corps. Plus qu’un livre, Gaza, une guerre coloniale devient un témoin.

Il est des moments où le cours du monde semble s’accélérer jusqu’à la rupture, où le flux continu des images et des dépêches submerge la pensée, la rendant incapable de nommer ce qui advient. Le 7 octobre 2023 et la déflagration qui s’ensuivit constituent l’un de ces points de bascule, une césure temporelle qui, en saturant l’espace médiatique, a paradoxalement rendu le réel plus opaque, plus inaccessible. Comment, dès lors, appréhender un événement dont la violence même anéantit les cadres de l’entendement ? Comment raconter une société, la société gazaouie, qui nous est devenue à la fois hyper-visible dans sa souffrance et parfaitement insaisissable dans son humanité ? C’est à cette tâche, aussi nécessaire qu’herculéenne, que s’attelle le collectif dirigé par Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah. Gaza, une guerre coloniale va bien au-delà d’un énième recueil d’analyses sur un conflit en cours : il opère en réalité comme un dispositif optique, un instrument conçu pour ajuster notre regard, pour percer le brouillard de la guerre et discerner les continuités, là où l’on ne nous montre que la rupture.

Le postulat initial, martelé dès l’introduction, agit comme une clef de voûte pour l’ensemble de l’édifice : “l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre“. Cette affirmation, qui pourrait paraître une évidence, devient une proposition radicale dans un contexte qui criminalise toute tentative de contextualisation. L’ouvrage déploie alors, avec une rigueur méthodologique assumée, une cartographie du désastre qui refuse la simplification. Les premières contributions, celles de Leila Seurat sur les évolutions stratégiques du Hamas ou d’Amélie Férey sur la société israélienne à la veille de la guerre, nous arrachent d’emblée à l’immédiateté. Elles nous rappellent que les acteurs de ce drame, que nous croyons familiers, sont des entités complexes, traversées de tensions internes, de clivages stratégiques et de dynamiques historiques profondes. Le Hamas, nous montre Leila Seurat, n’est pas ce bloc monolithique que l’on nous dépeint ; son leadership est scindé, sa stratégie a connu des mutations profondes, notamment un retour vers une “palestinisation” de son discours qui le reconnecte à l’héritage nationaliste de l’OLP. Ce faisant, le livre nous invite à un exercice de décentrement, à quitter la surface pour sonder les profondeurs d’une histoire qui se joue sur plusieurs décennies.

Le véritable tissage intellectuel de l’ouvrage s’opère dans l’articulation qu’il propose entre des concepts souvent brandis comme des anathèmes : le colonialisme de peuplement et le génocide. Il ne s’agit pas d’asséner des vérités révélées ; les auteurs s’attachent à en démontrer les pertinences analytiques. L’introduction assume cette démarche en s’inscrivant dans la lignée des travaux de Patrick Wolfe ou de Ruba Salih, pour qui l’entreprise coloniale est “une structure, pas un événement“, un processus continu d’élimination de l’autochtone. C’est dans cette continuité que le livre situe les événements actuels. Abaher el-Sakka, en analysant la destruction systématique du tissu urbain de Gaza, ne parle pas uniquement d’urbicide ; il le qualifie de “socle d’un génocide“, reliant l’anéantissement des lieux de vie à celui des vies elles-mêmes. Cette articulation conceptuelle permet de comprendre que la guerre menée à Gaza ne vise pas un ennemi militaire, mais une société dans toutes ses dimensions.

C’est ici que l’ouvrage introduit une dimension financière et économique souvent absente des analyses géopolitiques traditionnelles. Le chapitre de Taher Labadi sur “l’économie palestinienne du colonialisme au génocide” est, à cet égard, essentiel. Il expose comment l’économie est devenue, non une victime collatérale du conflit, mais un instrument central de la domination. Le contrôle des permis de travail, le chantage sur le transfert des taxes douanières, l’asphyxie délibérée de l’appareil productif palestinien, sont autant de mécanismes qui relèvent d’une logique de “contre-insurrection” économique. Taher Labadi montre comment, derrière l’apparente rationalité des flux financiers, se déploie un pouvoir qui discipline, contrôle et, in fine, élimine. Cette analyse du “néolibéralisme carcéral“, où la survie économique est conditionnée à la soumission politique, offre une perspective redoutable sur les formes contemporaines du pouvoir colonial.

Au-delà de la destruction physique et économique, c’est à un effacement mémoriel et existentiel que s’attaque l’entreprise guerrière. Les notions de “futuricide“, développée par Stéphanie Latte Abdallah, et de “culturicide“, analysée par Marion Slitine, sont au cœur de cette démonstration. Le futuricide, ce n’est pas seulement la destruction du présent, c’est l’anéantissement de la possibilité même d’un avenir. En ciblant les universités, les archives, les artistes, les intellectuels, c’est la capacité d’une société à se penser, à se raconter et à se projeter dans le temps qui est visée. “Aujourd’hui, on s’est habitué à l’idée que nous sommes les nouveaux indigènes du monde, que l’on essaie de nous effacer“, confie Fuad Muaddi à Latte Abdallah dans une phrase prémonitoire. L’art, dans ce contexte, devient alors, comme le montre Marion Slitine, un “rempart psychologique contre la perte d’identité“, un acte de résistance ultime qui consiste à “créer sous les bombes“. La destruction des ateliers, le meurtre des poètes, l’utilisation des châssis de toiles comme bois de chauffage sont autant d’actes qui témoignent de cette volonté d’éteindre toute lueur de création, toute trace d’une humanité qui refuse de disparaître.

Si l’ouvrage dissèque avec une grande finesse les mécanismes de la domination, il explore aussi, avec une empathie poignante, les formes de la résistance et les résonances multiples du drame. Les chapitres sur les “quotidiens” nous transportent de la macro-analyse aux vécus intimes. Nous sommes à Beyrouth avec Erminia Chiara Calabrese, où la guerre à Gaza réactive les mémoires douloureuses de l’occupation et des guerres passées ; nous sommes dans un salon jordanien avec Christine Jungen, où la télévision devient le théâtre d’une “télé-empathie fébrile“, un espace où se négocient la distance et la proximité, la colère et l’impuissance. Ces textes révèlent comment Gaza agit comme un miroir, un révélateur des fractures, des solidarités et des contradictions qui traversent toute la région.

Le drame gazaoui, nous montre le livre, est aussi celui du droit international. Les contributions de Joni Aasi et de Johann Soufi dressent le constat d’une faillite. La saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud, si historiquement significative soit-elle, se heurte à l’impuissance d’institutions privées de tout mécanisme de contrainte. La “cécité manifeste et volontaire” des médias occidentaux, analysée par Thomas Vescovi, participe de ce délitement. En présentant le conflit comme un “choc des civilisations” plutôt qu’une “guerre coloniale“, ces médias déshistoricisent la situation, neutralisent le vocabulaire et légitiment, de fait, la violence de l’occupant. Le “double standard” permanent, la suspicion systématique envers les sources palestiniennes, la complaisance envers le discours israélien, tout cela contribue à forger ce “cocon” médiatique qui protège Israël de ses responsabilités.

Au terme de cette lecture, on referme Gaza, une guerre coloniale avec le sentiment vertigineux d’avoir assisté non à une chronique de guerre, mais à la chronique d’un monde qui se regarde tomber. L’effondrement de Gaza, nous dit ce livre en filigrane, est aussi l’effondrement d’un ordre international, d’un système de valeurs, d’une certaine idée de l’humanité. Le silence assourdissant des chancelleries occidentales, la duplicité des discours, l’érosion du droit face aux impératifs géopolitiques, tout cela fait de la Palestine le “cimetière du droit international“. Mais, et c’est peut-être là que réside l’ultime espoir, ce livre est aussi un acte de mémoire, un tombeau de papier qui, en recueillant les voix des vivants et des morts, en documentant l’inracontable, en nommant l’innommable, refuse l’effacement. Il devient, à son tour, un geste de résistance, une archive pour un futur incertain, une manière de s’assurer, comme nous y invite l’écrivain Mahmoud Darwich cité en exergue, que l’on puisse encore “cultiver l’espoir” sur les pentes des collines, face au crépuscule.

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