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Refaat Alareer, Gaza écrit Gaza, traduction de l’anglais (Palestine), Mémoire d’encrier, 25/04/25, 280 pages, 22 €

Comment écrire lorsque la bombe a déjà effacé le mot de la fin ? Gaza écrit Gaza répond à cette question par l’acte même d’exister. Cet ouvrage, dirigé par le poète Refaat Alareer assassiné à Gaza en décembre 2023, n’est pas un recueil de nouvelles ; c’est un livre-testament, une archive de la dignité, un acte de transmission politique. Initialement un projet littéraire visant à donner une voix à la jeunesse de Gaza, il est devenu, par la force tragique de l’histoire, un mémorial. À travers quinze récits écrits par des jeunes assiégés, il explore avec une force brute la mémoire de la Nakba, la dépossession de la terre, la résilience des femmes et l’obsession du retour. Chaque page transforme l’horreur en un appel vibrant, faisant de la fiction une arme et de la littérature le dernier territoire inviolable.

Gaza écrit Gaza : un manifeste littéraire forgé dans l'urgence

Pour saisir la portée de Gaza écrit Gaza, il faut d’abord comprendre sa structure : celle d’une architecture de la mémoire. Le livre ne s’offre pas comme une anthologie classique, mais comme un édifice pensé pour résister au temps et à l’oubli. L’introduction de Refaat Alareer se lit comme un manifeste : l’écriture est un « devoir – envers la nation, envers l’humanité – et une responsabilité », un acte de résistance contre « les tentatives israéliennes de tuer ces voix émergentes dans l’œuf ». Le choix de la langue anglaise, loin d’être anodin, relève d’une stratégie postcoloniale : il s’agit de s’adresser au monde sans intermédiaire, de raconter sa propre histoire face à la saturation des discours dominants. Alareer ne cherchait pas à former des victimes, il voulait armer des narrateurs. Le livre se clôt sur les hommages bouleversants à ce professeur disparu, transformant l’œuvre en tombeau de papier, un lieu de recueillement et de combat.

Terre, mères et fantômes : les thèmes obsédants d'une jeunesse assiégée

Les récits fonctionnent comme des éclats : brefs, violents, mais d’une lucidité incandescente. Ils frappent au cœur des thèmes fondamentaux de l’expérience palestinienne. L’attachement à la terre, fil rouge de la dépossession depuis la Nakba de 1948, est omniprésent. Dans « Les arbres de mon père », Sarah Ali ne décrit pas la perte de ses terres ; elle raconte la destruction d’une oliveraie comme une amputation de l’identité. Pour le vieil homme de Refaat Alareer dans « Le vieil homme et la pierre », un modeste caillou de Jérusalem devient une relique, le dernier fragment tangible d’une souveraineté perdue, un talisman contre l’exil qu’il demande à emporter dans sa tombe. L’obsession du retour, à la fois physique et symbolique, structure le chant mélancolique de Mohammed Suliman : « Nous reviendrons, Ô patrie », une promesse qui se heurte au désespoir des générations.

Ce sont surtout les femmes qui portent le poids de cette histoire. Véritables piliers face à l’effondrement, elles incarnent une force matricielle, loin des clichés de la passivité. Dans « Cicatrices », Aya Rabah explore la survie à travers le corps meurtri d’une femme, dont la cicatrice devient le stigmate d’une mémoire collective à transmettre à ses enfants. Les mères, qu’elles soient endeuillées comme dans la confession insoutenable de « Peu avant l’aube » ou cyniques de sagesse comme dans « L pour liberté », sont les gardiennes silencieuses de la transmission. Elles ancrent le récit dans le réel, alors que les hommes, souvent, ont déjà basculé dans le martyre ou la folie, comme ce grand-père qui a perdu bien plus que la foi : la raison.

Quand traduire, c’est résister : une alliance francophone au service de Gaza

Le projet de traduction en français, en lui-même, est un geste politique majeur. Les voix de Gaza ne sont pas portées par des traducteurs académiques, mais par vingt-cinq écrivains de la francophonie, beaucoup issus d’autres histoires coloniales et de luttes pour la reconnaissance (Joséphine Bacon, poète innue ; Elias Sanbar, historien palestinien ; Léonora Miano, romancière camerounaise…). Ce choix de l’éditeur québécois Mémoire d’encrier crée une résonance unique : la lutte palestinienne entre en dialogue avec d’autres mémoires de résistance. La polyphonie n’est pas dans la diversité des récits, mais dans celle des voix qui les transmettent. Chaque traduction devient un pont, une reconnaissance mutuelle. L’ouvrage se fait carrefour des Suds, un espace où la solidarité s’incarne dans la matérialité de la langue, bien au-delà des postures.

L'héritage de Refaat Alareer : quand le livre devient un tombeau ouvert

La mort de Refaat Alareer a transformé radicalement la nature de Gaza écrit Gaza. L’ouvrage, initialement une plateforme pour des voix vivantes, est devenu une archive, une capsule temporelle témoignant de ce qui a été anéanti. Les portraits biographiques, mis à jour en 2024, dessinent des trajectoires brisées : certains auteurs ont fui, d’autres sont restés piégés, d’autres encore ont disparu. L’hommage poignant de ses anciens étudiants révèle l’impact de ce mentor qui leur a enseigné que « nos histoires sont nos armes ». Il ne s’agit plus de lire des fictions sur la guerre, mais de lire les derniers mots d’une génération sacrifiée, guidée par un homme dont le dernier poème, If I must die, demandait que sa mort devienne « un conte ». Il voulait que son histoire se transforme en cerf-volant pour apporter l’espoir.

En refermant ce livre, la question de Yara El-Ghadban (Prix Mare Nostrum 2024) – « Entendez-vous le tambour ? » – est devenue assourdissante. Ces voix sont désormais des sentinelles. Elles nous rappellent que si l’on peut tuer un poète, on n’enterre jamais son poème. La littérature, ici, n’est plus une simple représentation ; elle est le dernier souffle.

On peut tuer les poètes, mais on n’enterre pas un poème. Face à un génocide qui vise l’effacement, Gaza écrit Gaza devient l’arme de ceux qui ont déjà gagné la bataille de la mémoire.

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