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Fabrice Sanchez, Grand Poisson, Plon, 21/08/2025, 384 pages, 21,50 €

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À la lisière du réalisme et du songe, Grand Poisson nous plonge dans les eaux troubles d’un lycée comme on n’en sort pas. Sous la plume envoûtante de Fabrice Sanchez, l’école devient théâtre, labyrinthe, machine à broyer. On y entre avec l’illusion d’éduquer ; on y découvre ce que cela coûte. Roman d’apprentissage inversé, farce tragique et méditation sur la chute, ce texte rare interroge, bouleverse, et laisse une trace profonde – comme un regard d’élève qu’on n’oublie jamais.

Je ne sais pas comment vous parler de ce livre sans en avoir encore le souffle court. Grand Poisson, de Fabrice Sanchez, m’a attrapé à la gorge dès la première page. Il ne m’a pas lâché. Je croyais lire un roman sur l’enseignement, un énième regard ironique sur les classes difficiles. Ce que j’ai trouvé, c’est autre chose : une plongée dans l’absurde quotidien d’un jeune professeur, une traversée hallucinée d’un lycée devenu machine à broyer les âmes. Et surtout, une métaphore brûlante de notre époque : désorientée, saturée, grotesque, mais encore habitée par un espoir fragile.

Au fil des pages, quelque chose bascule. On quitte le simple réalisme scolaire pour entrer dans une forme de cauchemar éveillé. Les phrases s’allongent, se fragmentent, s’enroulent comme les couloirs du bâtiment, dont on ne sait plus s’ils sont faits de pierre ou de chair. L’écriture est somptueuse, tendue, parfois drôle, souvent cruelle. On passe du sarcasme à la poésie, de la farce sociale à l’angoisse métaphysique. Le lycée devient une cathédrale pourrissante, un hôpital psychiatrique, un théâtre où chacun joue sans fin son rôle assigné : le prof bienveillant, le proviseur lâche, l’élève insolent, la surveillante absente, le conseiller tout-puissant…

Mais ce qui m’a le plus bouleversé, c’est l’évolution intérieure du narrateur. Au début, il veut bien faire. Il s’adapte, il pardonne, il s’excuse. Et puis il craque. Il devient autre chose. Quelqu’un de plus dur, de plus froid. Il comprend que l’école n’est plus le lieu de la transmission, mais celui de la résistance. Résistance à la bêtise, à l’institution, au monde. Il perd son innocence pour survivre. Il apprend à punir, à exclure, à frapper du poing sur la table. Il devient ce qu’il détestait. Mais pouvait-il faire autrement ? Est-il coupable, ou simplement humain ? C’est là que Grand Poisson m’a profondément remué. Parce qu’il ne juge pas. Il montre, avec lucidité, sans jamais se poser en donneur de leçons.

Les élèves – et ce n’est pas rien – ne sont pas caricaturés. Ils sont violents, souvent, mais aussi perdus. Fragiles. Pauvres. Drôles. Vulnérables. Ils sont dans un monde qui les dépasse, un système qui les écrase, une époque qui ne leur parle plus. On se prend d’affection pour certains, même ceux qui insultent, même ceux qui trichent. On comprend que ce n’est pas eux, le problème. Ni même les profs. Le problème, c’est tout. Le poisson est trop gros. Trop vieux. Et trop silencieux.
Alors que j’approchais des dernières pages, j’avais l’impression que ce livre parlait de moi. De nous. De cette fatigue immense qui s’est abattue sur notre société. De cette incapacité à dire, à transmettre, à croire encore à la mission. Et pourtant, dans la dernière partie du livre, un souffle revient. Quelque chose se passe. Une parole, une lecture, un silence partagé dans une salle de classe. Une possible réconciliation. Elle est fragile, incertaine. Mais elle existe.

Grand Poisson est un livre rare. Ni pamphlet, ni roman noir, ni essai déguisé. C’est un chant. Une plainte lyrique et rageuse. Un cri d’amour pour une école qui s’effondre, et pour ceux qui essaient encore, malgré tout, de lui donner un sens. J’en suis sorti chavirée. Plus lucide. Mais aussi un peu consolée.

Ce livre, je ne l’oublierai pas.

Image de Chroniqueuse : Chloé Jossaume

Chroniqueuse : Chloé Jossaume

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