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Hakim Bécheur, Mission Mare Nostrum, Éditions de l’Aube, 226p, 17€

Avec Mission Mare Nostrum, son premier polar, Hakim Bécheur signe un roman d’une redoutable efficacité qui transcende les frontières du genre. Loin des clichés du thriller d’espionnage, l’auteur livre une œuvre profondément ancrée dans les réalités géopolitiques de la Méditerranée contemporaine. En choisissant de centrer son intrigue sur Jalel Tounsi, journaliste franco-tunisien pris dans une toile d’araignée tissée par les services secrets français et tunisiens, l’auteur offre un point de vue original sur les relations complexes entre les deux rives de la Grande Bleue. Dans le quatrième de couverture, le ton est donné :

En vingt-quatre heures se noue un drame intemporel au bord de la Méditerranée : comment le journaliste d'investigation Jalel Tounsi et ses alliés pourront-ils se dépêtrer des démons qui menacent de tous les dévorer ?

Cette question place d’emblée le lecteur au cœur d’une course contre la montre haletante. Mais au-delà du suspense savamment orchestré, c’est bien la dimension politique et sociale du récit qui captive et interroge. À travers le parcours de Jalel, lanceur d’alerte malgré lui, Hakim Bécheur explore les zones d’ombre de la politique migratoire européenne et de ses ramifications en Afrique du Nord. Le titre même du roman, Mission Mare Nostrum, fait écho à l’opération militaro-humanitaire italienne de sauvetage en mer, tout en évoquant la notion de “notre mer” chère aux empires du passé. Cette ambivalence traverse l’ensemble de l’œuvre, où les notions de frontières, d’identité et d’appartenance sont constamment remises en question.

Une intrigue haletante au service d'une réflexion sur l'engagement

Le roman de Hakim Bécheur se déploie sur 24 heures d’une intensité rare. Cette unité de temps, qui n’est pas sans rappeler la série télévisée “24 heures chrono”, confère au récit un rythme effréné qui ne laisse aucun répit au lecteur. L’auteur maîtrise parfaitement l’art du cliffhanger, chaque chapitre se concluant sur une révélation ou un rebondissement qui pousse à tourner frénétiquement les pages.
Mais loin de se contenter d’un simple exercice de style, Hakim Bécheur utilise cette structure narrative pour explorer en profondeur les dilemmes moraux auxquels sont confrontés ses personnages. Jalel Tounsi, en particulier, incarne cette tension permanente entre la quête de vérité et le désir de protection. Son parcours fait écho aux mots d’Albert Camus, que l’on pourrait aisément lui attribuer : “Je me révolte, donc nous sommes.” La décision de Jalel de révéler le complot qu’il a découvert, au péril de sa vie, pose la question fondamentale de l’engagement individuel face aux injustices systémiques.
L’auteur excelle dans l’art de tisser des liens complexes entre ses personnages, créant un réseau d’allégeances et de trahisons qui maintient le suspense jusqu’au dénouement. La relation entre Jalel et Emma, l’espionne française chargée de le surveiller, est particulièrement bien rendue. Leur histoire d’amour, née dans le mensonge, évolue de manière crédible et touchante, illustrant les tensions entre devoir professionnel et sentiments personnels. Un passage particulièrement évocateur capture cette ambivalence :

Emma avait tout entendu. Les secrets tant convoités du Faucon maltais nichaient dans un rouge à lèvres un peu spécial que la grand-mère cachait à l'intention de son petit-fils entre son pilulier, sa brosse à dents et son eau de Cologne ! Il avait tout numérisé en prenant soin de ne pas utiliser son ordinateur ni son téléphone, dûment surveillés.

Ce moment de révélation, où le lecteur découvre en même temps qu’Emma la ruse de Jalel, cristallise toute l’ambiguïté de leur relation et la complexité des enjeux en présence.
La galerie de personnages secondaires est tout aussi riche et nuancée. On pense notamment à Fatma, l’avocate tunisienne engagée, dont le parcours personnel et professionnel offre un contrepoint intéressant à celui de Jalel. Sa description de la situation politique en Tunisie est particulièrement percutante :

Même si elle partageait avec le pouvoir en place cette aversion pour l'aumône indigne des voisins du Nord, sa dérive autocratique et ses délires xénophobes disqualifiaient son patriotisme de pacotille. Fatma avait trop lutté pour la liberté pour se la laisser confisquer sans réagir.

À travers ces personnages aux motivations complexes et parfois contradictoires, Hakim Bécheur livre une réflexion subtile sur la nature de l’engagement politique et moral dans un monde globalisé où les lignes de fracture traditionnelles s’estompent.

La Tunisie post-révolution : un personnage à part entière

L’un des aspects les plus remarquables de Mission Mare Nostrum est la manière dont Hakim Bécheur fait de la Tunisie contemporaine un véritable personnage du roman. Loin des clichés touristiques ou des visions réductrices, l’auteur dresse un portrait nuancé et sans concession d’un pays en pleine mutation, dix ans après la révolution du Jasmin. La description des lieux, qu’il s’agisse de la médina de Tunis, des ruines d’Uthina ou de l’hôpital La Rabta, témoigne d’une connaissance intime du terrain et d’un véritable attachement. L’auteur excelle dans l’art de capturer l’atmosphère unique de la Tunisie, comme dans ce passage évocateur :

Même si elle partageait avec le pouvoir en place cette aversion pour l'aumône indigne des voisins du Nord, sa dérive autocratique et ses délires xénophobes disqualifiaient son patriotisme de pacotille. Fatma avait trop lutté pour la liberté pour se la laisser confisquer sans réagir.

Mais au-delà de ces évocations sensibles, c’est bien la réalité sociale et politique de la Tunisie post-révolution que l’auteur s’attache à dépeindre. À travers les discussions et les réflexions des personnages, le romancier dresse un tableau sans complaisance des défis auxquels le pays est confronté : corruption endémique, montée du conservatisme religieux, désillusion de la jeunesse, persistance des inégalités sociales. Le personnage de Chaouachi, haut responsable des services de sécurité, incarne de manière saisissante la continuité des pratiques autoritaires malgré le changement de régime.
L’auteur n’élude pas non plus la question délicate de l’héritage colonial, qui transparaît en filigrane tout au long du roman. Les relations ambiguës entre la France et la Tunisie sont explorées avec finesse, notamment à travers le personnage d’Alain Bertino, ancien professeur d’histoire-géographie expatrié devenu leader d’un mouvement révolutionnaire clandestin. Sa trajectoire personnelle illustre les contradictions et les non-dits qui persistent entre les deux pays.
La réflexion sur l’identité et l’appartenance, centrale dans le roman, fait écho aux questionnements de nombreux Tunisiens de la diaspora. Jalel Tounsi, par son statut de binational et son parcours de journaliste engagé, incarne cette double culture parfois difficile à assumer. Un passage particulièrement révélateur exprime ce sentiment de déchirement :

Lui ne retournerait pas au pays de son père ; il le fuyait. Sur sa terre natale, il n'était, en vrai, jamais revenu. Au mieux, ses compatriotes le considéraient-ils comme un sympathique nabab expatrié, exclusivement soucieux de farniente ensoleillé et de décoration d'intérieur. Certainement pas un des leurs.

Un roman engagé qui interroge notre rapport à l'autre

Mission Mare Nostrum s’impose comme un roman profondément engagé, qui dépasse largement le cadre du simple divertissement. À travers une intrigue captivante et des personnages finement ciselés, Hakim Bécheur nous invite à réfléchir sur des questions cruciales de notre époque : la crise migratoire en Méditerranée, les relations Nord-Sud, la liberté de la presse, la corruption des élites.
On ne peut que saluer l’audace de l’auteur, qui aborde sans détour des sujets brûlants d’actualité tout en livrant un récit captivant de bout en bout. Mission Mare Nostrum s’inscrit dans la lignée des grands romans engagés, tout en renouvelant le genre du thriller politique. Une lecture aussi stimulante qu’indispensable, qui résonne longtemps après qu’on a refermé le livre.

Image de Chroniqueur : Raphaël Graaf

Chroniqueur : Raphaël Graaf

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