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À la fin de ce que l’on appelle encore pudiquement les « événements », sous le soleil d’Algérie, « l’Histoire de Daniel V. » hypnotise par la pureté de son style et sa grande simplicité narrative.

Disons d’emblée les réminiscences que nous évoque ce court roman pour ne plus y revenir. Duras, bien sûr, dans le choix de cette initiale, la même que dans « Le Ravissement de Lol V. Stein ». Peut-être aussi un je-ne-sais-quoi dans le procédé narratif, que l’on sent dès les premières phrases (Laurent Nunez a déjà écrit un bel opuscule, chez Grasset, sur cet art des premières phrases) :

Il s’appelait, je crois, Daniel Veronese. Mais il ne portait pas ce nom-là, quand je l’ai connu. Il avait pris, pour s’engager, un autre nom, dont je me souviens seulement qu’il commençait aussi par un V.

À plusieurs reprises, le narrateur feint d’ignorer un certain nombre de détails sur la vie de l’homme qui l’a tant marqué, pour en révéler de plus intimes, de plus obscurs. Et comment ne pas penser enfin et surtout à Albert Camus pour tout le reste, le ton, la distance, le soleil, l’atmosphère, l’épaisseur des silences.
Le récit relate la rencontre du narrateur avec Daniel V. durant son court séjour à Rio Salado. « Dès notre première rencontre, à mon arrivée au poste, ce sont ses mains que j’avais regardées.  » Comment sent-on (comment peut-on sentir), dès les deux ou trois premières pages d’un livre, qu’un texte sera un excellent texte ? À des petits riens comme cette phrase-là qui font tout de suite résonner une musique propre. « Je ne l’ai pas su tout de suite, il a fallu cette nuit, la nuit de la mort du vieux Sanchez, pour qu’il me le dise : lorsque Daniel V. est arrivé au poste de Rio Salado, on y torturait encore. »

Aujourd’hui comme hier, les sensibilités face à la guerre d’Algérie sont à fleur de peau. Mais la littérature n’est pas une œuvre d’histoire. Elle ne juge pas, ne condamne pas. L’histoire offre un cadre dont l’écriture se sert comme un écrin qui la révèle ou la noircie. C’est le propre de cette histoire de Daniel V. dont la vie, tragique, troublante, éminemment touchante, en raconte peut-être davantage du narrateur, quoi qu’il nous dise sur lui peu de choses. Ainsi, son observation de la main de Daniel V. répond à d’autres échos dans le récit. Elle est la main qui tient celle du « vieux Sanchez » dans les derniers instants ; la main immobile, à plat, sous la lumière crue de la lampe, pendant cette nuit où Daniel V. se livre, cette seule et unique fois. Elle est la main qui agit. La main qui donne. Qui ne dit rien, qui ne se livre pas. La main qui tue et la main impuissante. La main déjà froide.

À coups de souvenirs et d’imagination, le narrateur a fait sienne la brève vie de Daniel V., dont les images peuvent faire penser aux « Parapluies de Cherbourg » – on oublie trop souvent que ce film est un des tout premiers à évoquer directement cette période de notre histoire. Il y a la jeune fiancée abandonnée en France dans le port de Marseille, et seulement une photo pour abolir la distance. « Je ne me souviens pas des photos, je ne sais pas même si Daniel V. me les a montrées, pourtant je vois bien l’image de cette jeune femme quand il me parle d’elle. » Comme dans le film de Jacques Demy, le tragique n’est pas loin. Rapportant ce qu’il a entendu du principal concerné lui-même ou des témoignages qu’il a pu recueillir, le narrateur semble ne rien raconter qui vienne de lui, ou seulement des détails. « Aussitôt après la visite du sergent, le général m’a fait appeler, il m’a chargé de rassembler toutes les informations que je pourrais recueillir rapidement sur la vie de Daniel V « , apprenons-nous à la fin, « le dernier mort de ce qu’il se refusait encore à appeler la guerre d’Algérie ».

Soixante-quatre pages suffisent pour marquer, à notre tour, nos mémoires de l’histoire de Daniel V. dont on se doute (ou on se plaît à imaginer) qu’elle n’est pas sans lien avec la vie de son auteur, Pierre Brunet, né en 1936, mobilisé en Algérie (1961-1962), et qui a mis quarante ans à écrire ce texte.
Un récit bref. Beau. Dense. Un grand texte.

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Brunet, Pierre, « Histoire de Daniel V. », Signes et Balises, 20/09/2013, 1 vol. (56 p.), 8€

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