Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, 06/02/2015, 304 pages, 21 €
Il est des livres qui ne sont pas des objets inertes posés sur la table d’autopsie de l’Histoire, mais des miroirs tendus à notre présent, des sismographes dont l’aiguille frémit au rythme des secousses qui nous ébranlent. Les Irresponsables de Johann Chapoutot est de cette trempe. À travers ce qui pourrait apparaître comme un simple exercice de monographie historique sur la chute de Weimar, l’historien de la Sorbonne nous livre un réquisitoire implacable, une instruction minutieuse sur les mécanismes de la décomposition démocratique. En suivant à la trace les ultimes soubresauts de cette République mal aimée, de mars 1930 à janvier 1933, Johann Chapoutot va bien plus loin que de dépoussiérer une archive, il éclaire les failles tectoniques sur lesquelles nos propres certitudes chancellent. Son récit, nerveux et haletant, nous rappelle que les monstres n’émergent pas du néant, mais sont patiemment appelés, convoqués, installés, par une coterie d’hommes qui, se croyant maîtres du jeu, n’en furent que les idiots utiles, les fossoyeurs inconscients ou, pour le dire avec la lucidité cruelle de l’auteur, les parfaits irresponsables. Un ouvrage qui réussit la gageure d’être le chroniqueur d’une catastrophe passée, et le témoin lucide des périls présents.
La haine commune de la démocratie des masses
L’ouvrage s’ouvre sur le paradoxe d’un printemps démocratique. Weimar, née dans le fracas de la défaite et l’effervescence révolutionnaire, est cette promesse d’une Allemagne enfin réconciliée avec le parlementarisme. Johann Chapoutot ne manque pas de le souligner, non sans une forme de nostalgie pour les possibles ensevelis, en décrivant « cette histoire si vivante qu’elle ressuscite les morts » avant qu’elle ne devienne elle-même le spectre qui hante l’Europe. Mais le décor s’assombrit vite. La scène est bientôt occupée par une poignée de figures tragiquement médiocres, dont l’auteur brosse des portraits d’une saisissante acuité psychologique, nourris de leurs écrits et des témoignages de leurs contemporains.
Il y a d’abord Heinrich Brüning, le « chancelier de la faim », technicien glacial des finances publiques, drapé dans sa rigueur de Jésuite, qui administre à la nation une purge d’austérité, confondant la gestion d’un État avec celle d’un foyer de province et préparant, sans le vouloir peut-être, mais sans le déplorer sûrement, la fin de la parenthèse parlementaire. Son projet est limpide : gouverner sans le peuple, pour le peuple, et si nécessaire, contre le peuple, afin de restaurer l’autorité et, à terme, qui sait, la monarchie elle-même. Vient ensuite Franz von Papen, le cavalier de la Haute, l’aristocrate dilettante et polyglotte, archétype du conservateur léger, persuadé que son entregent et sa naissance lui suffisent pour tenir en laisse le « cabot autrichien ». Sa certitude de pouvoir « tellement l’acculer dans un coin de la pièce qu’il va couiner », citée par l’historien, confine au sublime dans l’inconscience. Enfin, au-dessus de cette mêlée, trône le vieux maréchal von Hindenburg, chêne prussien vermoulu, idole d’un peuple, mais marionnette de son entourage, dont la sénilité précoce n’a d’égale que la vanité démesurée. Obsédé par la défense de son honneur de militaire et des intérêts patrimoniaux de sa caste de Junkers, il devient, sous la plume de l’historien, le pivot immobile autour duquel s’organise le ballet funèbre des intrigues de la Kamarilla.
Le décor idéologique est celui d’une élite paniquée. La peur du bolchevisme sert de justification universelle à toutes les torsions du droit et à toutes les abdications de la morale. La haine de la République des partis, ce régime faible et vulgaire, ce système abhorré, fédère des hommes que tout, en apparence, devrait opposer. Ils partagent un mépris commun pour la démocratie des masses et une fascination pour un pouvoir vertical, césarien, seul capable, croient-ils, de redresser une nation avilie.
L’analogie entre la stratégie pré-nazie et celle de l’extrême droite moderne me paraît éclairante, car elle révèle un mécanisme de conquête politique intemporel. En attaquant systématiquement les piliers de la démocratie sociale — syndicats, associations, services publics, et aujourd’hui la “culture woke” —, l’extrême droite contemporaine érode activement les solidarités collectives. Cette offensive ne se contente pas de “discipliner le salariat” en divisant les travailleurs par le prisme de la préférence nationale ; elle vise surtout à prouver l’impuissance du système démocratique à protéger les citoyens.
C’est sur ce terreau d’anxiété économique et de déclassement identitaire, qu’elle contribue elle-même à creuser, que sa rhétorique prospère. Comme les nazis en leur temps, sa force réside moins dans son programme que dans sa capacité à capter la colère générée. Elle la détourne des causes structurelles complexes (mondialisation financière, évasion fiscale) pour la canaliser vers des boucs émissaires simples et visibles : l’immigré, le musulman, l’assisté ou l’élite mondialiste, transformant ainsi la misère sociale en capital politique.
Comme les élites conservatrices de Weimar qui croyaient pouvoir domestiquer Hitler, deux milliardaires réactionnaires financent désormais l’extrême droite française. Ils promeuvent l’union des droites et un agenda illibéral, dans l’illusion qu’ils pourront contrôler ces forces une fois au pouvoir, reproduisant ainsi cette même arrogance de classe qui consiste à jouer avec le feu autoritaire afin de préserver leurs privilèges économiques. Comme Faust vendant son âme au diable, ces nouveaux patriciens découvriront que le prix de leur pacte avec l’autoritarisme n’est rien de moins que la liberté elle-même — la leur comprise…
Le poignard dans le dos de la Loi. Une démocratie saignée à blanc
Johann Chapoutot parvient donc avec maîtrise à disséquer l’engrenage inexorable de cette mise à mort planifiée. Le récit se fait analyse, et le tissage des événements révèle les enjeux structurels. Le premier instrument du crime est l’économie. L’austérité de Brüning, cette saignée à blanc d’une société déjà exsangue est une véritable arme politique. Elle vise à détruire les bases sociales de la gauche, à discipliner le salariat et à prouver l’inanité de la démocratie sociale. En creusant la misère, elle nourrit objectivement la colère que les nazis sauront capter.
Le second instrument est le droit lui-même. La perversion de l’article 48 de la Constitution de Weimar est au cœur de la démonstration. Conçu comme une disposition d’exception pour sauver la République en cas de péril extrême, il devient, entre les mains de Hindenburg et de ses conseillers, un outil de gouvernement ordinaire pour la subvertir. La loi est retournée contre l’esprit de la loi. Johann Chapoutot montre, avec une rigueur analytique redoutable, comment des juristes de la trempe de Carl Schmitt fournissent à ces apprentis-dictateurs l’arsenal conceptuel nécessaire. En opposant la légitimité charismatique du Président, élu par tout le peuple, à la légalité fractionnée du Parlement, ils théorisent un coup d’État en col blanc. La « dictature commissariale » se mue en pouvoir souverain.
S’installe alors ce que l’auteur décrit comme un « pouvoir sans peuple », un régime présidentiel hors-sol, où la décision se prend dans les couloirs du palais présidentiel, au gré des influences et des murmures d’une poignée de conseillers irresponsables. Les figures de Kurt von Schleicher, le « général politique », et d’Alfred Hugenberg, le magnat des médias qui nazifie l’opinion publique à longueur de journaux, de films et de reportages, sont ici centrales. L’un tire les ficelles, l’autre empoisonne les esprits. Ils illustrent la convergence funeste de l’intrigue militaire et de la propagande de masse, qui asphyxie définitivement tout débat démocratique et prépare le terrain à une solution autoritaire.
Refuser d'être les irresponsables de demain
L’ultime partie de l’analyse, et non la moindre, élargit la focale. Johann Chapoutot suggère que ce qui s’est joué en Allemagne entre 1932 et 1933 relève moins d’un coup d’État que d’une trahison. La République de Weimar n’est pas morte renversée par un raz-de-marée populaire ; elle a été livrée, abandonnée, par ceux-là mêmes qui avaient la charge de la défendre. Hitler n’a pas pris le pouvoir, on le lui a donné, sur un plateau d’argent terni par le cynisme et la lâcheté. L’acte du 30 janvier 1933 n’est pas un acte de foi, c’est un calcul sordide : celui d’une élite discréditée qui, pour préserver ses privilèges et conjurer sa propre déchéance, fait le choix d’une alliance avec une force politique qu’elle pense pouvoir domestiquer.
L’universalité du « cas Weimar » se dessine alors, non comme une prédiction, mais comme un avertissement. C’est là que l’ouvrage dérange et devient indispensable. L’historien ne confine pas la tragédie allemande à un “chemin particulier”, il en fait le laboratoire des déliquescences contemporaines. L’actualité, écrit-il en substance, « nourrit les actualités ». L’écho est assourdissant. Comment ne pas voir, dans l’obstination de ce pouvoir berlinois de 1932 à gouverner contre les résultats des élections, le spectre de nos propres dénis démocratiques ? Comment ne pas reconnaître, dans cette rhétorique du « cercle de la raison » contre les « extrêmes » – lesquels sont toujours, au final, ceux qui menacent l’ordre social et non l’ordre constitutionnel – les professions de foi de nos libéraux autoritaires actuels ?
La mise en garde est fondamentale, et elle résonne avec une acuité particulière aujourd’hui. L’Europe, face à la montée de formations politiques qui partagent avec le NSDAP de 1932 plus que des slogans, semble parfois tentée par le même genre d’arrangements mortifères. Les mêmes causes produisant rarement les mêmes effets, il ne s’agit pas ici de crier au retour des années 1930. Il s’agit de comprendre les logiques. En Hongrie, en Italie, en France, un discours qui oppose un centre technocratique, prétendument raisonnable, à des “populismes” indistincts, prépare les esprits aux plus dangereuses abdications, surtout quand ce même “centre” finit par adopter les thèmes, le lexique et les obsessions de l’extrême droite. De l’autre côté de l’Atlantique, l’érosion des institutions américaines sous les coups de boutoir d’un homme qui méprise ouvertement le processus démocratique et flatte les pulsions autoritaires n’est pas sans rappeler l’instrumentalisation des faiblesses de Weimar. En Israël, l’alliance d’un pouvoir libéral sur le plan économique avec des forces messianiques et ultranationalistes pour démanteler l’État de droit au nom d’une prétendue nécessité supérieure illustre cette même dynamique de décomposition. L’irresponsabilité n’est pas une prérogative du passé.
Johann Chapoutot se fait ainsi chroniqueur d’une récidive possible. Sa plume, toujours élégante et précise, est celle d’un historien pleinement conscient que, comme le rappelait Pascal Ory dans sa préface aux Oligarques de Jules Isaac, « ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables ». Cet ouvrage, majeur, est donc une invitation à la vigilance. Les Irresponsables est une œuvre doublement salutaire : salutaire pour la connaissance historique qu’elle synthétise de façon accessible et pointilleuse, et salutaire pour la conscience civique qu’elle éveille en chacun de nous. Son essai dérange autant qu’il fascine, car il abat les confortables cloisons que nous plaçons entre hier et aujourd’hui. En nous racontant comment une république s’est suicidée par manque de courage et d’unité, il nous met en garde : rien n’est jamais définitivement acquis en démocratie, et les fantômes de Weimar rôdent encore dans notre vieille Europe et ailleurs. Il ne tient qu’à nous, lecteurs et citoyens humanistes, de refuser d’être à notre tour les irresponsables de demain.

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