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Frédéric Couderc, Hors d’atteinte, Éditions les Escales, 05/01/2023, 1 vol. (501 p.), 23 €

Hors d’atteinte est l’un de ces livres que l’on ne lâche pas aisément une fois sa lecture commencée. La traque de Horst Schumann – criminel nazi spécialisé dans la stérilisation et l’émasculation – qu’il relate est d’autant plus haletante et bouleversante que, sous la plume de Frédéric Couderc, elle prend forme en mettant en résonance deux registres qui se nourrissent l’un l’autre, jusqu’à parfois s’entrechoquer. Celui de faits historiques ignominieux ayant fait l’objet d’une condamnation par la justice sans toujours déboucher sur l’arrestation des coupables ; celui du vécu singulier de proches de victimes dont l’existence est à jamais hantée par la douleur que, pour certains d’entre eux, seule la vengeance personnelle semblerait alors pouvoir apaiser quelque peu.
En s’attachant à découvrir ce qui relie Viktor Breitner – son grand-père – et Horst Schumann, Paul Breitner – le narrateur – réussit avec intensité à rendre compte de la complexité non sans ambiguïtés du contexte géopolitique dans lequel se sont amorcées et développées la traque institutionnalisée des criminels nazis et l’une des traques personnelles, sans filet, qui l’ont accompagnée, suscitant souvent de la méfiance et de la tension, mais aussi parfois de la collaboration.

Le contexte géopolitique de la traque des criminels nazis

En nous mettant dans les pas de son grand-père alors âgé de 20 ans, Paul Breitner nous fait accéder au nouvel ordre international qui se dessine à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et dont le sort de l’Allemagne nazie terrassée est la matrice, annonçant l’édification du mur de Berlin, symbole, s’il en est, de la Guerre froide. Il nous propulse d’abord à Hambourg en 1947. Suite au partage de l’Allemagne par les armées alliées victorieuses du 3e Reich, la ville se trouve sous le contrôle très strict des Anglais. De retour chez eux, tout juste démobilisés, les jeunes soldats allemands vaincus – dont Viktor – n’y trouvent que ruine et désolation. Notamment, “45 000 personnes avaient été brûlées en quelques heures” dans le cadre de “La guerre au phosphore”. Se loger et se nourrir demandaient nécessairement de savoir s’adonner à des trafics divers. Puis, au fil de l’avancée des lancinantes recherches de Viktor, Paul Breitner nous conduit à Dresde, alors placée sous le contrôle des Soviétiques. Si ces derniers semblent y exercer une surveillance moins pesante que celle des Anglais sur les déplacements quotidiens des habitants démunis de tout, en revanche, ils s’avèrent particulièrement absorbés par la mise en place de services d’agents secrets affectés à la traque organisée des criminels nazis, fourbissant ainsi leurs armes pour l’opposition à venir entre le bloc de l’Ouest et celui de l’Est. En devenant agent des Soviétiques, obtenant ainsi leur aval pour capturer Horst Schumann en ayant suffisamment les coudées franches, Viktor a pris “conscience qu’il entrait dans un autre monde, dans une histoire qui l’engageait à la vie à la mort”.
Alors que la plupart des nazis en fuite identifiés comme criminels de guerre “ont choisi la pampa d’Amérique latine”, quelques-uns tel Horst Schumann lui ont préféré “la brousse africaine”. Ainsi, 1er pays d’Afrique subsaharienne à accéder à l’indépendance (6 mars 1957) et dirigé au cours des années 1960 par Nkrumah (théoricien du panafricanisme se réclamant marxiste et adepte de l’économie planifiée), le Ghana fait montre de tolérance à l’égard d’anciens nazis : Hannah Reitsh – “l’aviatrice d’Hitler” – serait l’une des maîtresses de Nkrumah et Horst Schumann, à la tête d’un hôpital de campagne, peut y mener une vie paisible. Mandatés par les Soviétiques et le Mossad, des agents secrets traquant les criminels nazis sont alors présents à Accra, la capitale du Ghana. Également sur place “pour venger sa sœur” autiste gazée, comme nombre d’autres personnes porteuses d’un handicap par Horst Schumann “qui actionnait lui-même les pommeaux de douche d’où sortait le gaz”, Viktor “en prédateur seul” n’échappe pas à une instrumentalisation par les services secrets adoubés par des États, certes soucieux de rendre justice aux victimes de la Shoah mais aussi animés par la volonté d’être au mieux partie prenante de la nouvelle configuration d’un monde alors en gestation.

La traque éperdue de Horst Schumann par Viktor Breitner

Issu d’une famille ouvrière “Viktor n’avait jamais eu la moindre empathie nazie.” Sa destinée de vengeur solitaire se noue, telle une évidence qu’il se doit d’assumer sans tergiverser, quand il comprend que Vera – sa petite sœur qui voulait devenir pianiste – n’est jamais revenue de l’hôpital de Pirna Sonnenstein où elle devait être soignée puisqu’elle y a été exterminée dès son arrivée le 1er décembre 1940. Dès lors, oscillant entre phases de détermination obsédante et d’abattement extrême, la traque d’Horst Schumann sera le moteur de son existence. Dans les années 1950, prenant la mesure de la difficulté de son projet vengeur, il tentera de s’en extirper en créant une famille, mais “il n’arrive pas à aimer Léonor [sa femme] et Christian [son fils] comme il le souhaiterait”. De retour du Ghana où il s’était installé seul comme représentant de son employeur Steinway, recherchant officiellement des bois de qualité pour la fabrication des pianos tout en espérant “juste tenir en joue sa cible [Schumann]”, il “va s’échiner à ne plus avoir personne autour de lui”. Et, au début de la décennie 1970, il coupe définitivement les ponts avec sa femme, son fils et ses amis, ne restant en contact qu’avec son petit-fils qui, jusqu’en 2018, ne connaîtra rien du malheur qui a modelé, jusqu’à l’enfermement et le retrait silencieux, la destinée de Viktor.
Saccagée par les crimes nazis, la vie de Viktor Breitner l’est d’autant plus qu’avec Nina – son unique amour – il “partage le même bourreau” : Horst Schumann qui, bien que désigné criminel de guerre à Nuremberg en 1946, mourra libre à Francfort sur le Main en 1983 après un bref passage en prison suite à son extradition du Ghana, dans la foulée du coup d’état qui a renversé Nkrumah en 1966, Mais alors que Viktor a été comme assiégé de toutes parts par les exigences de l’isolement au fondement de la traque solitaire de l’assassin de sa sœur handicapée, Nina, en devenant agent du Mossad, a pourchassé les criminels Nazis quels qu’ils soient, dont l’exterminateur de sa famille juive à Auschwitz.
En 2019, Paul Breitner organise les retrouvailles de Nina et Viktor à Lomé (Togo) “dans les jardins du palais des gouverneurs. Il paraît qu’ils sont magnifiques” où, en 1962, ils auraient dû se retrouver après que Viktor eut tué Schumann. Là, enfin, “sans se départir de leur éternel sang-froid, à présent [Nina et Viktor] se font face” se donnant peut-être la possibilité d’alléger un peu leur “amour inébranlable” du fardeau de la mémoire indélébile de la solution finale qui, jusque-là, les submergeait totalement.

Hors d’atteinte illustre avec force l’une des caractéristiques de nombre d’écrits, documentaires et films sur le nazisme et la Shoah : ne pas cesser d’instruire l’absoluité de l’horreur à partir de l’inlassable restitution de la singularité des expériences vécues de celle-ci. Sachant le piège que peut constituer “la fascination malsaine” pour les bourreaux alors que “comme tous les Allemands de [sa] génération [il est] cerné par la Shoah depuis l’enfance”, Paul Breitner, écrivain reconnu, hésite d’abord à écrire un livre sur un proche susceptible d’avoir été en lien avec un criminel nazi. Ce sont finalement ses premières recherches documentaires qui, le confrontant au sort inique des nombreuses victimes, lui “ordonnent d’écrire”, le confirmant dans l’idée que “la littérature peut rendre justice à autrui”.

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