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Primo Levi & Tullio Regge, Dialogue, édition d’Ernesto Ferrero, traduit de l’italien par Renaud Temperini, Les Belles lettres, 07/04/2023, 1 vol. (104 p.), 11,5€

L’éditeur Ernesto Ferrero avait eu l’idée, en 1984, de créer une série de livres de poche consacrée à des interviews de personnalités célèbres par un journaliste capable de vulgariser leur pensée. Il avait pensé d’emblée à un entretien avec Tullio Regge, un physicien connu, dont il avait publié un certain nombre de textes. Ce savant inclassable, extrêmement brillant, jouait Bach au piano et apprenait l’hébreu pour pouvoir lire la Bible dans le texte, tout en imaginant des canulars. Ernesto Ferrero avait présenté son projet à Tullio Regge. D’accord sur le principe, ce dernier avait néanmoins exigé que le dialogue ait lieu avec un interlocuteur de son niveau, et a proposé Primo Levi, chimiste professionnel et écrivain. De ces entretiens est né ce livre passionné, passionnant, bref mais extrêmement dense.

Genèse : la fonction du père

Dès le début, Tullio Regge informe Primo Levi qu’ils partagent un goût pour l’hébreu ancien. Lui-même, voulant lire la Bible dans le texte, par intérêt philologique, s’est procuré une édition bilingue. Tous deux interrogent les altérations provoquées par les traductions, donnent des exemples, mettent l’accent sur la complexité du texte, comparent l’étude de l’hébreu à celles d’autres langues anciennes, comme le grec ou le latin, questionnent l’étrangeté de sa prononciation.
Ensuite, continuant sur le thème de la transmission paternelle, Tullio Regge explique comment il doit à son père sa vocation scientifique, et revient sur ses années de formation. Il voit dans le tableau des éléments chimique une dimension poétique, paradoxe que confirme Primo Levi.

Il y a l’écho d’une grande découverte, de celles qui vous coupent le souffle, de l’émotion (esthétique et poétique aussi) que Mendeleïev a dû éprouver quand il a pressenti qu’en classant les éléments, jusqu’alors connus d’une tout autre façon, le chaos cédait la place à l’ordre, et l’indistinct au compréhensible…

La reconnaissance ou la création d’une symétrie constitue, pour Primo Levi, “une aventure mentale commune au poète et au scientifique”. Son père a également contribué à sa formation, en lui offrant les ouvrages de la collection de vulgarisation scientifique publiée par Mondadori. Il avait acheté une bibliothèque entière à un vieux monsieur. Très éclectique, elle comprenait des livres de Voltaire comme de Camille Flammarion.

D’une scolarité décevante à la naissance d’une passion

En revanche, les deux savants déplorent l’enseignement scientifique de leur époque, qu’ils assimilent à un complot fasciste, destiné à détourner la jeunesse d’une réflexion critique. Tous deux imaginent une autre pédagogie, et d’autres auteurs au programme, qui leur auraient donné le goût du latin. Tullio Regge avoue avoir plus appris grâce à un vieux télescope de son père qu’à ses années d’école, et Primo Levi fait la même analyse concernant la chimie.
Regge emploie même des termes très durs l’égard de sa scolarité, “putréfaction de l’enseignement“, “indifférence glaciale“, “souvenirs de véritables persécutions”. À l’opposé, il évoque sa passion pour la relativité et la mécanique quantique, lorsqu’il les découvre, pendant cette “période splendide” il constate que “la sensation d’écrasement des années de lycée laissait place à la dilatation de la connaissance, à une sorte d’explosion“, et que le monde des physiciens était pour lui mythique.
Quant à Primo Levi, il avoue avoir été mû par la même curiosité, et avoir trouvé une grande liberté dans son cursus universitaire, qu’il s’agisse de notions théoriques ou d’expériences menées en laboratoire.

Une expérience extraordinaire. D’abord, parce qu’on touchait les choses du doigt, au sens propre de l’expression… La main est une partie noble du corps humain, mais à l’école, on était obnubilé par le cerveau, on la négligeait.

Le poids du régime fasciste

Il évoque également le travail d’équipe, et les apprentissages effectués, avant d’enchaîner sur la question des lois raciales. La libération procurée par l’université a coïncidé avec la restriction des libertés individuelles des Juifs, lui causant un profond traumatisme. Il raconte ses difficultés à trouver un directeur de thèse, pour la même raison, même si la plupart des professeurs étaient antifascistes. L’expérience de Tullio Regge, en revanche, s’est accompagnée de solitude. Il évoque son départ pour l’Amérique, en pleine affaire Oppenheimer, sa position de l’époque, qu’il a nuancée par la suite. Il n’a pu rencontrer ni Fermi, ni Einstein, ni Oppenheimer, et a peu fréquenté le laboratoire. À son retour, il est passé par Leyde, où Wheeler l’a “initié aux mystères des trous noirs” et a exercé une grande influence sur sa pensée. Envoyé ensuite à Princeton et à Munich, il y a effectué des travaux extrêmement fructueux. Il revient sur Oppenheimer, dont “la manière de parler était l’équivalent en mots des mobiles de Calder”, mais aussi sur quelques autres stars des universités américaines, Gödel, André Weil, Heisenberg.

De la science à la SF

La suite de l’entretien s’attache à développer un certain nombre de théories scientifiques complexes, effet Compton, pression de radiation, théorie des champs, recherche sur l’unification, découvertes de Dyson, Nuage noir de Hoyle, etc. Tous deux constatent que la science-fiction ne peut être écrite aujourd’hui que par des physiciens, même si, à d’autres époques, Jules Verne et HG Wells ont fait preuve d’intuitions fulgurantes. Ils commentent aussi les œuvres d’Isaac Asimov Arthur C. Clarke, et aussi des textes comme Le jardin des sentiers qui bifurquent, de Borges, Dr Faustus, de Thomas Mann, L’Homme sans qualités, de Robert Musil, ou Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll, lui-même mathématicien, tandis que Levi évoque son métier d’écrivain, et sa relation avec la physique. Enfin, tous les deux s’interrogent sur l’avenir de l’informatique, préfigurant les interrogations actuelles sur l’intelligence artificielle.

Un beau livre, parfois ardu, qui confronte deux intelligences du siècle passé. Brillant, stimulant, il ouvre à notre réflexion des pistes passionnantes. Dans cet échange, la poésie, la littérature et les sciences se rejoignent. Un magnifique entretien, qui fait encore résonner la voix de chercheurs disparus.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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