Sébastien Spitzer, Léonie B., Albin Michel, 28/02/2024, 1 vol. (327 p.), 21,90€
Sébastien Spitzer nous fait découvrir une personne singulière dont la liberté de penser et d’agir va se heurter violemment au carcan social et moral qui contraint et limite drastiquement les femmes dans la France des décennies 1830 et 1840.
Centré sur la relation amoureuse entre Léonie Biard (1820-1879) et Victor Hugo (1802-1885) alors que tous deux sont par ailleurs mariés, Léonie B. rappelle à quel point, en 1845, l’adultère est appréhendé différemment selon que l’on soit une femme ou un homme : la première s’expose à des poursuites pénales et à l’emprisonnement : le second en est dispensé, tout spécialement quand il dispose d’appuis autorisés.
Bénéficiant de ces appuis, Victor Hugo n’en est pas moins bouleversé par le prix que doit payer Léonie Biard pour leur amour interdit. Tandis que son projet d’écrire les Misérables est en cours d’élaboration, cette expérience douloureuse lui inspire les premiers chapitres.
Se rendre au pôle Nord : quand Léonie B. parvient à braver les codes sociaux
En 1838, Léonie est la seule femme assistant à la réunion organisée par le naturaliste Joseph Paul Gaimard au sujet de l’expédition prévue au Spitsberg par la Commission scientifique d’Islande et du Groenland dont il est le Président. Ne se lassant pas d’écouter Gaimard parler, « voyageant avec ses mots », Léonie fait savoir qu’elle veut en être.
Pour y prendre part, elle doit convaincre François Biard son compagnon – peintre de l’expédition – qui « voudrait tellement domestiquer cette femme, la faire rentrer dans le rang » et le Président du Bureau des longitudes qui considère que Léonie « à l’âge d’aller au bal, pas au Pôle ». Surtout, il mentionne qu’elle ne pourra pas rejoindre l’expédition puisque les femmes ne montent pas à bord d’un navire de la Marine.
Dotée d’une solide volonté formée en parvenant à échapper à la prostitution qui a détruit sa mère, et en prenant à 14 ans, « puisqu’on la disait jolie », la décision de poser pour un peintre, Léonie a appris à convaincre pour obtenir gain de cause. Et finalement, c’est habillée en homme, les cheveux coupés et présentée au capitaine et à son second comme l’épouse de François Biard qu’elle peut embarquer sur la corvette La Recherche.
Dès lors, elle sait affronter le mal de mer et le froid extrême, le massacre de phoques qui l’afflige mais aussi le harcèlement sexuel du lieutenant Labiche. Mais surtout, elle s’émerveille du mystère sublime d’une aurore boréale, ce « paradis polaire, abîme d’éblouissement insondable » et de la banquise à perte de vue. Léonie est même extirpée vivante du gouffre de glace où elle est tombée, frôlant l’éternité…
De retour en France, Léonie a acquis un peu de notoriété. Elle apprécie qu’on lui suggère d’écrire un livre relatant son voyage ; bien sûr, en s’abstenant d’évoquer l’affaire « si peu cartésienne de l’étrange figure » qui l’aurait sauvée des eaux glacées. C’est lors d’un dîner chez Fortunée Hamelin qui fut jadis une des « belles du Directoire », que Victor Hugo rencontre Léonie. En l’écoutant et en la voyant relater le Spitzberg et « l’indiscernable forme » celui-ci est tout de suite séduit par l’audace de la très jeune femme ; « il la trouve irrésistible, elle lui plaît ».
Aimer un autre homme que son mari : quand Léonie B. paie de sa liberté
« La femme du Spitzberg » n’a donc pas manqué de recevoir des compliments de parfaits inconnus et de faire les titres et les sous-titres de la presse. Mais, le sensationnel passé, Léonie comprend que désormais « la parenthèse est close, qu’un mur est dressé haut entre elle et les consciences ».
Dans l’impossibilité de transformer l’expérience comme elle l’aurait tant voulu, Léonie s’est laissée aller à se reposer sur François Biard : parce qu’elle est enceinte, « ils se marient par convenance ». Mais l’inquiétude qui gagne celui-ci parce qu’il vend ses toiles de plus en plus difficilement se mue vite en une inquiétude généralisée et suspicieuse que Léonie doit subir.
Ce sont « les mots et les silences parfaits » de Victor Hugo qui vont sortir Léonie de la vie triste dans laquelle elle est enfermée. Sa capacité à le faire sourire lorsqu’il l’écoute lui redonne la sensation d’être vivante, d’avoir de la valeur pour ce qu’elle dit et pense de ce qu’elle a fait et aimerait faire. Et, lorsqu’il vient chez elle en l’absence de François Biard, Léonie sait qu’elle s’est profondément attachée « à cet homme si charmant » tout en se demandant « que faire quand on est marié au mauvais homme ? » Devant Hugo, elle s’indigne de devoir avoir l’accord de son mari pour divorcer, de ne pas compter, de n’être plus qu’une mère et, aussi, de ne pas être une citoyenne.
Comme il le fait pour Juliette Drouet, Hugo loue un meublé afin d’y Installer Léonie et sa fille. C’est dans ce meublé que les deux amants sont pris en flagrant délit d’adultère suite à la plainte de François Biard. Léonie est aussitôt condamnée pour adultère à l’emprisonnement dans la prison Saint Lazare. Le substitut lui rappelle les termes de la loi : « le mari restera maître d’arrêter l’effet de cette condamnation, en consentant à reprendre sa femme ». Anéantie, Léonie comprend qu’elle ne verra pas ses enfants et notamment son fils qu’elle allaite encore.
Victor Hugo et la condition des femmes : de l’homme empêché à l’écrivain conscient
Quant à Victor Hugo, il n’est pas inquiété par la justice. Dans son milieu social, qu’un homme marié ait une maîtresse entretenue va alors de soi pour compenser les frustrations occasionnées par une épouse abîmée par les grossesses et absorbée par l’éducation des enfants ! On peut juste lui alléguer d’avoir été imprudent en ayant fait porter son choix sur une femme mariée.
Très sincèrement affecté par le sort réservé à Léonie, Victor Hugo n’en est pas moins soucieux de protéger sa respectabilité et celle de sa famille légitime. Son statut d’homme important – il vient d’être nommé pair de France par le roi Louis Philippe – l’empêche de venir directement en aide à Léonie. C’est donc Adèle Hugo – son épouse depuis plus de 20 ans – qui doit, en toute discrétion, faire le nécessaire afin que les conditions de détention de Léonie soient améliorées. Elles le seront jusqu’à ce que le baron Thénard, en visite officielle dans l’atelier de la prison, apprenne incidemment que c’est Victor Hugo, qu’il déteste, qui a été pris en flagrant délit d’adultère avec Léonie. Celle-ci retrouvera aussitôt la condition ignoble de prisonnière lambda.
Socialement corseté en tant qu’homme, c’est en tant qu’écrivain que Victor Hugo va rendre hommage à Léonie. Alors que l’écriture des Misérables se précise, il imagine le personnage de Fantine symbolisant toutes les femmes humiliées, parias de la société, mais dignes face au mépris dont elles sont destinataires. Au fil des pages de Léonie B. on voit se tisser la toile littéraire des rapports inégaux entre les gens de peu et les puissants qui ont tant révolté Léonie. Par exemple, on y croise le chemin du jeune Gavroche qui envisage de se faire embaucher à « l’Abattoir », l’usine où l’on fabrique « le blanc de Céruse » très apprécié dans la peinture de bâtiments, mais qui cause le saturnisme parmi les ouvriers et ouvrières. Président de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, le baron Thénard a su contourner habilement l’interdiction par Charles X de produire des pains de blanc de Céruse, en les remplaçant par de la poudre ; il inspirera à Hugo la figure de Thénardier.
En connaisseur averti et passionné de l’univers hugolien, Sébastien Spitzer met en mots une relation amoureuse dans laquelle la parole de l’autre est l’un des ressorts marquants. Elle permet à Léonie de dire tous les dénis et interdits dont les femmes sont victimes, tout en se ménageant une respiration pour ne pas être totalement aspirée par le gouffre de soumission et d’impuissance dans lequel on les maintient. Hugo entend les mots forts de son amante sans pour autant être capable de s’exposer aux yeux de son monde pour la soutenir. Léonie B. nous livre les pénétrants et émouvants portraits d’une femme et d’un homme dont l’amour réciproque est en porte-à-faux avec une époque qui méprise les attentes des femmes jusqu’à les emprisonner et qui s’accommode de la lâcheté des hommes en ayant quelque peu conscience.
Chroniqueuse : Eliane Le Dantec
eliane.le-dantec@orange.fr
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