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Que se cache-t-il derrière ce titre péremptoire ? Une déclaration orgueilleuse ou la plainte d’un mourant ?
Yara El-Ghadban, écrivaine et anthropologue palestinienne a connu avec sa famille de multiples exils en Argentine, au Liban, au Yémen et à Londres, avant de se fixer au Québec ou elle a fait en français, ses études de sciences humaines et de musique. Elle enseigne aux universités de Montréal et d’Ottawa.
Après “L’Ombre de l’olivier” (2011) et “Le Parfum de Nour” (2015), elle a confié son troisième roman aux éditions canadiennes Mémoire d’encrier en 2018.
C’est à travers une œuvre de fiction, écrite en français, sa “langue d’écriture”, alors qu’elle est bilingue anglo-arabe par son éducation, que Yara El-Ghadban a choisi de se pencher sur la vie d’Ariel Sharon (1928-2014), ex-premier ministre d’Israël, honni des uns, critiqué ou encensé par les autres, alors que se prolonge sa lente agonie, consécutive à une double hémorragie cérébrale.
Mais quel regard peut avoir une romancière palestinienne sur ce prédateur qui vécut dans un monde d’hommes en armes, n’eut comme objectif que la réalisation du Grand Israël, nia la Palestine jusqu’à en appeler les habitants “les Arabes”, en massacra les populations, sacrifia de jeunes soldats israéliens, sans jamais être traduit devant un tribunal de justice internationale ?
Comment comprendre ce qui pourrait se passer dans la tête de cet agonisant privé de sa propre mort pendant huit ans, par la seule volonté de sa famille aimante ?
Celui qui fut un redoutable chef de guerre et un politique intransigeant n’est plus qu’un corps, jadis obèse, aujourd’hui décharné, sur un lit de l’hôpital Tel Hashomer Shiba, près de Tel-Aviv.
Telles les Parques, trois femmes se relayent au chevet du mourant.
Deux appartiennent déjà au royaume des ombres. À la troisième on a confié, au-delà des soins infirmiers, la tâche de réveiller ce gisant par la lecture et par la musique.
Tour à tour, leurs voix s’élèvent pour l’accompagner sur sa dernière route, en un chant polyphonique et dissonant.
Et à chaque voix semble répondre un pan de la conscience d’Arik – « le lion » – entre souvenirs et cauchemars.
Mais quel legs a donc transmis Véra, la mère, à travers ses frustrations personnelles, pour que ce petit juif palestinien qui aimait la nature et les animaux, puisse – un jour – être désigné comme le “boucher de Beyrouth” ? Ses peurs ancestrales de “l’Autre”, les innombrables ennemis d’un peuple exilé, dispersé, marqué par les pogroms au fil des siècles ? La haine et le mépris de ses voisins « Arabes » redoutés de ces éternels opprimés qui, peu à peu, sont revenus, en pionniers, défricher un sol aride ?
À l’enfant de cinq ans, élevé sans tendresse, on a donné un poignard caucasien. À l’adolescent, le fusil pour protéger sa “Terre promise”, terre de droit divin.
“Pour se défendre, acheter la paix, s’imposer…Qu’importe le prétexte, le résultat est le même : trahir, haïr, tuer pour exister”.
La voix de Lily, la seconde épouse tant chérie, exprime sa fascination pour le jeune et séduisant officier, son beau-frère, déjà auréolé de légende. Elle justifie leur passion adultère transgressive au regard des lois religieuses (Lévitique 18.18). Elle énumère des faits de guerre qui se succèdent comme autant d’actes glorieux pour Arik et sa marche vers le pouvoir.
Mais elle dit aussi les drames d’une vie, la mort des deux épouses et celle de Gour, le fils premier né, les turbulences de la vie politique, Mozart et les fleurs de la ferme des sycomores. Elle nous parle d’un homme qui voulait être agriculteur, et avait adopté pour nom de famille celui d’une plaine de Palestine.
Elle lui restitue sa part d’humanité.
La voix de Rita, qu’on surnomme le Rossignol, est d’une autre nature.
Parce qu’elle porte le prénom de celle qui fut la compagne du plus grand poète palestinien Mahmoud Darwich, c’est de la terre même de son pays qu’elle est la parole. Elle est tout ce qui reste d’un pays dévasté
“Est-ce le sort de toutes les femmes de se retourner et de contempler l’horreur laissée par la marche des hommes vers l’histoire ?”
“Entre Rita et mes yeux, un fusil”. Entre la Palestine et Israël, Arik Sharon.
À jamais indissociables par les oliviers déracinés, les villages rasés, les camps de réfugiés, le sang versé, les vies détruites, un mur dressé…
Les actions meurtrières de “l’Unité 101”, la bataille du Sinaï, une liste sans fin… Sabra, Chatila… Et nous reviennent en mémoire les images hallucinées de “Valse avec Bachir”, le film autobiographique d’Ari Folman.
Tant de sang, tant de souffrances… ! Dans cette vie, aucun dilemme ? Aucun scrupule ?

Mais il nous prend à rêver à travers la très belle écriture sensuelle et poétique, parfois très crue aussi, de Yara El-Ghadban à « ce pays de lait et de miel » que promettait l’alliance entre Dieu et Abraham aux seuls descendants de son fils Isaac.
L’imprudente promesse d’un dieu a opposé deux peuples frères. La résurrection d’une langue au bout de deux mille ans a fini de les éloigner. Les tanks et les bulldozers ont fait le reste.
Il est, peut-être, d’impossibles pardons…
Artisan parmi d’autres de ce désastre, tout au plus “le roi d’Israël”, simple enfant de cette terre, sera-t-il, un jour, oublié dans le désert du Néguev sous le tapis d’anémones de la ferme des sycomores ?

Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm

El-Ghadban, Yara, “Je suis Ariel Sharon”, Mémoire d’encrier, “Roman”, 08/10/2018, (136 p). 16,00€

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