Quel que soit l’édifice que l’on construit, une cathédrale ou une mosquée, la flèche ou le minaret ne peuvent atteindre des sommets que si leurs fondations s’enfoncent au plus profond de la terre. On pourrait dire qu’il en est de même de l’âme humaine comme d’un grand livre. Pour réaliser des prouesses architecturales, il faut avant tout un, ou plusieurs architectes, qui savent réunir les connaissances, les compétentes et suffisamment d’ouvriers afin de mener à bien leur « Grand Œuvre ». Qu’il me soit permis – avant tout – de rendre hommage à Chirine El Messiri, responsable éditoriale du projet « Il était une fois… les révolutions arabes » au sein de l’Institut du Monde Arabe, et au comité éditorial qui a réalisé ce travail exceptionnel. En effet, c’est toujours une prouesse que de réunir plus de 90 historiens, journalistes, écrivains, sociologues, artistes d’horizons différents, autour d’un thème à la fois si sensible et grandiose que furent les révolutions arabes.
D’ailleurs doit-on employer le passé ? Alors que j’écris ces lignes, il y a une frénésie d’exécutions en Égypte où l’opposition est muselée face à une répression croissante. En Tunisie, la crise économique est encore plus forte qu’en 2010, et les 2/3 des habitants assurent que leur situation est pire qu’il y a dix ans auparavant. En Libye, le pays est en proie à la guerre civile et ce sont près de 800 000 habitants qui ont fui vers la Tunisie ou l’Égypte. En raison de sa proximité, c’est de Lybie que les migrants tentent – au péril de leur vie – de rejoindre l’Europe du Sud. Le Maroc est actuellement secoué par des manifestations quotidiennes réclamant des réformes constitutionnelles ; il est confronté à un exil massif, tragique, et très inquiétant des adolescents vers l’Europe. En Algérie, les étudiants sont dans la rue en exigeant le « démantèlement du système en place » depuis l’indépendance de 1962. Au Liban, six mois après l’explosion de Beyrouth, le pays sombre dans la pauvreté et la plus grave crise économique de son histoire ; la situation est insoutenable et la rue est en colère. Doit-on aussi parler de la Syrie et du Yémen où perdure le chaos ?
Si l’on reste sur ce bilan désastreux et la lecture que nous venons de faire de la dystopie violente et désespérée de Mohammad Rabie, « Trois saisons en enfer« , le pessimisme est de rigueur. Heureusement, « Il était une fois… les révolutions arabes » permet précisément de conserver l’espoir, notamment grâce à la Nouvelle utopique de Leïla Slimani qui clôt l’ouvrage.
En trois parties : « Faire la révolution » – « Parmi les révolutions » – « Lexique révolutionnaire », l’ouvrage offre une pluralité de voies et de voix qui témoignent de leur vécu des révolutions arabes toujours en cours. Quarante chapitres, rédigés exclusivement par des grands spécialistes du Monde Arabe : historiens, journalistes, écrivains, sociologues, artistes, qui nous offrent, avec une extrême richesse, des analyses, des articles, des entretiens, des dessins, des témoignages, des planches de bandes dessinées… On comprend alors comment sont nées les révolutions arabes, comment elles peuvent en inspirer d’autres à travers le monde et surtout, dans un chapitre passionnant et essentiel de Fawaz Traboulsi – « Guide des révolutionnaires et des rebelles arabes » –, qui furent, au fil du temps, les grands révolutionnaires arabes, les précurseurs qui surent montrer la voie, toujours au péril de leur vie. Un autre chapitre important est « Oser rêver : portraits de féministes égyptiennes. » Il rappelle cette évidence : « Il y a toujours eu des femmes aux côtés des hommes pour répéter des slogans, prononcer des discours, distribuer de la nourriture, confectionner des banderoles et entretenir l’esprit contestataire. » « La révolution est femme », a-t-on pu lire dans les slogans à compter de 2019. C’est une note d’espoir qui ne se résume pas qu’à l’Égypte : l’acquis des révolutions a été, à la fois de rendre enfin audibles les intellectuelles, mais aussi aux femmes d’emprunter le chemin de la dignité et de les rendre légitimes dans le débat et dans la lutte. Ce n’est pas un hasard si la Yéménite Tawakkol Karman a été couronnée par le prix Nobel de la Paix en 2011.
Les mots de la Révolution sont importants : « Dignité « , « Dégage », « A bas le système » et là encore, l’article de Ziad Majed – « Des vagues et des mots » – est essentiel : En 2011 comme en 2019, des mots sont devenus les moteurs de la colère, de la contestation, de la mobilisation et de l’espoir. À travers les slogans, les chants, les articles ou les graffitis, ils ont créé un univers – réunissant dialecte et arabe classique – offrant aux foules, aux corps et aux poings levés dans les rues un sens et une temporalité politiques extraordinaires. Des mots d’apparence simple ont ainsi pris une dimension galvanisante, défiant la peur et la mort. » Parmi ces mots, on en trouve deux qui font trembler l’occident « intifada » et « Jihad ». L’auteur analyse la portée de ces mots en leur rendant leur véritable sens, justifiant ainsi la citation d’Albert Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».
Nous serions tentés d’analyser chaque chapitre de cet ouvrage qui s’adresse à un public bien plus large que ceux qui ont vécu ou s’intéressent aux révolutions arabes. Les révolutions arabes sont avant tout un laboratoire d’idées. Le livre n’est ni une apologie, ni une anthologie des révolutions. Ce qui est fascinant, c’est – une fois de plus – l’enchaînement des causes et des effets, la marche du destin qui, d’un évènement tragique ou qui aurait pu paraître anodin dans ces pays – l’immolation d’un vendeur de poisson dont la police avait confisqué la marchandise – a entraîné, grâce à une cyber guerre et une mobilisation sans précédent, la chute de plusieurs dictatures dans le monde arabe. Il suffit désormais de très peu pour qu’un gouvernement, quel qu’il soit, vacille…
Nonobstant, toute révolution présente ou future est vouée à l’échec si elle n’a pas de leaders comme le démontre Mounia Bennani-Chraïbi : « A l’heure des désenchantements, certains regrettent à demi-mot l’absence de leaders comme Mohandas karanchand Gandhi, Martin Luther King ; Che Guevara ou Gamal Abdel Nasser. » Ces révolutions ont été comme Wikipédia : « Tout le monde contribue [et] les contributeurs sont anonymes… « . Comme le souligne la professeure en politique comparée à l’institut d’études politiques de l’université de Lausanne : « les icônes des révolutions de 2011 ne disposaient pas des ressources organisationnelles qui auraient permis l’avènement d’un nouvel ordre social et politique, conforme aux images enchantées des agoras où la révolution se réinventait au quotidien. »
En conclusion, il faut lire et relire la contribution d’Alaa El Aswany : « Afin de ne pas répéter les erreurs de la révolution de janvier. »
« Il était une fois… les révolutions arabes ». Un livre courageux et indispensable.
Jean-Jacques BEDU
contact@marenostrum.pm
Collectif, « Il était une fois… les révolutions arabes », Le Seuil | Institut du monde arabe, »Araborama, n° 2″, 07/01/2021, 1 vol. (288 p.), 25,00€
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