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Jean-Marie Quéméner, J’ai mille ans…, Récamier, 24/08/2023, 1 vol. (208 p.), 20€.

Son patronyme a les aspérités des récifs, les couleurs de la lande et l’odeur iodée du varech. Nous connaissions du grand reporter, Jean-Marie Quéméner, sa trilogie des aventures du pirate de Carnac, Yann Kervadec. Mais pour cette rentrée littéraire, c’est au Soudan où il a vécu quatre ans, que sa plume nous entraîne. Dès le titre, l’ouvrage nous interpelle.
J’ai mille ans, ponctué de trois points de suspension, semble connoter à lui seul toute la sagesse pensive d’un Mathusalem. Mais c’est à une toute petite fille de quelques jours, de quelques mois, que l’auteur a choisi de confier le point de vue et la voix narrative.
Elle sera la porte-parole de la conscience de l’auteur, il la veut lanceur d’alerte pour la nôtre.
Et ce J’ai mille ans va revenir de multiples fois dans le texte, comme un écho lancinant, dépourvu de colère, mais lourd d’un poids de connaissance et de résignation. Sa mère l’a nommée Amal, ce qui signifie “Espoir”.
Elle est juste un accident, le fruit des amours tarifés d’une jeune prostituée soudanaise et d’un archéologue français, dans l’abri provisoire que constitue ce bordel au milieu de nulle part, derrière les rideaux de velours miteux et les coussins avachis. Là, défilent les orpailleurs et trafiquants de Karkar, village sans femmes. Avec son teint miel clair, ses yeux verts d’opale et ses cheveux filasse, son métissage est si évident que sa mère, sans succès, va tenter de la faire reconnaître par son géniteur. Elle sera jolie plus tard, bel investissement pour Jamal, propriétaire de la maison close, mais aussi patron d’une redoutable milice qui fait régner sa loi sur le territoire. L’appât des gains à venir, calme sa colère à voir paraître un enfant chez une des filles à qui la maternité est proscrite.
Pour la mère d’Amal, la seule possibilité d’éviter à l’enfant son propre sort est de fuir, et de gagner la France, où, pense-t-elle, son ascendance lui permettra de mieux s’adapter.
Elle entreprend alors de s’échapper, son enfant sur le dos, avec l’aide d’un jeune mécanicien Assim, auquel son homosexualité fait courir les plus grands risques. Mais sa présence est rassurante, son habileté manuelle pour dépanner d’improbables véhicules, se révélera fort utile.
Commence alors le long périple à travers dunes et déserts, que connaissent les migrants subsahariens en marche vers l’Europe.
Et le prénom de l’enfant prend alors tout son sens.
Sa parole parfois naïve exprime cet élan vital, cette aspiration profonde qui, depuis des décennies, voire des siècles, lance sur les routes de l’exil, des milliers d’êtres, persuadés que plus loin, plus au nord, au-delà de la mer, ils connaîtront un meilleur sort.
Tous trois vont connaître l’angoisse de la fuite, le sable brûlant sous un soleil impitoyable, la rencontre des cadavres abandonnés aux charognards. Ils subiront la longue attente sous la toile des tentes d’un campement de réfugiés, la menace toujours présente du viol ou du tabassage. Mais aussi la générosité qui lie les misérables avec le réconfort d’un kawa partagé, et le déchirement des adieux contraints.
Ils vivront sur les rivages de la Libye, la vision d’une mer claire et bienveillante, mais aussi la promiscuité qu’offre le fragile esquif gonflable auquel des passeurs sans scrupule vont confier leurs vies. Assim ne le prendra pas…
De la scène apocalyptique qui clôt le roman, nous garderons pourtant l’image forte, d’une enfant survivante, minuscule Moïse nue, jaillissant de l’eau comme pour en appeler au monde. Elle est en vie, elle n’a pour seul bien que son prénom Amal, “Espoir”.
Elle est le visage et la parole de tous nos frères humains, qui sont en vie, et qui n’ont rien d’autre que cette illusoire espérance d’un “ailleurs” bienveillant…
Jean-Marie Quéméner a une écriture très fluide. Il respecte une chronologie linéaire dans laquelle prennent place de beaux moments de descriptions, comme ce fascinant combat entre une araignée karaba et un scorpion, au milieu d’un cercle de parieurs excités. Et parfois d’une grande intensité poétique — les espaces s’y prêtent — prenant une dimension mythologique :

Une immensité jaune orangé éblouissante à peine piquée d'acacias étiques et pavée de loin en loin par des gros rochers ronds, gris clair, polis par la silice et le vent, oublieux d'avoir été titans et montagnes, aujourd'hui indolents, presque dédaigneux mais vaincus. Des enclumes à soleil…

La narration à la première personne et l’utilisation du présent de l’indicatif qui actualisent l’action, le découpage en brefs chapitres, correspondant chacun à une péripétie du roman, tendent à le rendre accessible à un très large public.
Et on ne peut que s’en réjouir, tant il est nécessaire de cesser de tourner la tête ou d’occulter l’enfer des routes migratoires… Il faut que les choses soient dites, et par la bouche d’Amal, Jean-Marie Quéméner les dit, simplement, très bien.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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