Salma El Moumni, Adieu Tanger, Grasset, 30/08/2023, 1 vol. (172 p.), 18€.
Adieu Tanger s’inscrit parmi les romans contemporains écrits par de jeunes autrices soucieuses de dire le corps des femmes, encore et toujours objet du harcèlement, et des violences masculines. D’une écriture vive, Salma El Moumni nous met dans les pas d’Alia, l’adolescente puis la jeune femme qui “pendant des années a tenté de récupérer son corps disloqué”. Son récit, souvent mordant, relate l’obstination acharnée d’Alia à saisir ce que les hommes voyaient et imaginaient de son corps quand, sûrs de leur pouvoir millénaire, ils l’observaient. Cette obstination l’amène aussi à interroger le regard porté sur elle par son père de même que le douloureux chemin parcouru, la convaincant finalement qu’elle “ne reviendra jamais à Tanger”.
Se dissocier de son corps
N’en pouvant plus de subir le regard de convoitise dont les hommes l’accablaient, Alia a pris l’habitude de photographier son corps avec son téléphone portable. Chaque soir, seule dans sa chambre, elle “toisait ce qui avait pu attirer l’attention”. En instaurant ce rituel, Alia pensait partir à “mieux comprendre l’objet qu’elle devenait quand ces hommes la mataient”. Les photos sans visage n’étaient pas censées sortir du téléphone. Alia les prenait juste pour “s’observer de l’extérieur” comme si elle devenait l’un de ces hommes qui la scrutaient telle une proie.
Ilias, l’ami de Casablanca qu’Alia a informé sur l’existence des photos, lui rappelle qu’elle peut se retrouver en prison si “on tombe dessus”. Au Maroc, l’article 483 du Code pénal stipule que “quiconque par son état de nudité volontaire ou par l’obscénité de ses gestes ou de ces actes, commet un outrage public à la pudeur est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans”.
Puis, sans nul doute déposées par Quentin, son amoureux français du lycée de Tanger “qu’elle avait choisi d’aimer”, les photos d’Alia ont commencé à circuler de manière virale sur Internet accompagnées de son nom et de légendes obscènes. Si en se photographiant, Alia s’était attelée à dissocier son corps de sa personne, pour tous les internautes, indubitablement, ils ne faisaient qu’un ! … “En suppliant Dieu que ses parents ne sachent jamais”, son bac en poche, Alia décida de s’inscrire dans une université de Lyon pour échapper à l’article 483 ; elle n’y mettra jamais les pieds, sa priorité étant d’avoir suffisamment d’argent pour ne jamais avoir à rentrer au Maroc.
Le regard du père
Alia perçoit que ce corps – son corps – qui l’obsède et la rend malheureuse, elle le doit largement à un père qui “a toujours été dans le contrôle et jamais dans l’effusion”. Elle se rend compte que le comportement distant et fermé de celui-ci l’a amenée à avoir constamment honte devant lui, à s’empêcher d’avoir des désirs qui, de toute façon, sous ses yeux se transformaient d’emblée en interdits qu’aussitôt elle intériorisait.
Par exemple, Alia ne se laissait plus aller spontanément au plaisir de la danse depuis le jour, où, âgée de deux ans, son père l’avait arrachée des bras de ses tantes avec qui elle dansait. Alia se souvenait aussi, alors qu’elle avait huit ans et qu’ils étaient ensemble à la piscine, que son père l’a brutalement sommée de ne plus jamais l’approcher en maillot de bain, Elle n’oubliait pas, qu’elle s’est privée d’acheter des jupes par peur des coups de ceinture de son père ; cela, malgré les encouragements de sa mère à en porter, lui précisant : “prends là, tu la mettras dans l’ascenseur”.
Alia avait appris à cacher ce corps qui dérangeait son père tout en ressentant de la colère pour le désintérêt de ce dernier à l’égard de sa personne. Les injonctions relatives à son corps s’accompagnaient toujours de ce qu’elle percevait comme de l’indifférence pour ce qu’elle était. Sa mère ne lui avait-elle d’ailleurs pas dit : “tu sais, tu pourrais laisser ton journal intime près de lui, qu’il ne l’ouvrirait pas”.
Les restrictions imposées par le père d’Alia étaient tellement inscrites en elle, que la fois où elle l’a surpris buvant un verre de vin en dehors du cercle familial, elle lui en avait terriblement voulue pour sa faillibilité qu’elle identifiait comme une trahison au regard de tout ce qu’il avait mis en œuvre pour l’enfermer dans un corps-prison.
La seule fois, ou le père d’Alia viendra lui rendre visite à Lyon, au moment de repartir, elle “sent l’émotion chez lui, même s’il ne sait pas la montrer”. Ce ressenti accentuera encore davantage la profonde solitude d’Alia de même qu’il ravivera le “j’ai l’impression d’avoir raté ma vie” dit par son père à sa mère alors qu’elle, sa fille, son enfant, pensait avoir tout fait pour qu’il la considère comme réussie. Et, sans espoir, la distance que son père maintenait entre elle et lui, comme son impossibilité de se laisser aller à la moindre faiblesse, la tuaient.
Cheminer entre deux rives
Si l’installation d’Alia à Lyon lui a permis de se soustraire à l’article 483, en revanche, contrairement à ce que la jeune femme avait d’abord envisagé, celle-ci ne l’a pas autorisée à investir pleinement tous les possibles offerts. À Lyon, immanquablement, son corps la désignait comme une autre venue d’ailleurs. Sa carnation et ses cheveux foncés la constituaient, non pas en Marocaine, mais en banlieusarde d’origine maghrébine dont on devait se méfier.
Ainsi, de façon caricaturale, on n’hésitait pas à lui parler en prenant l’accent et en mobilisant des vocables des habitants des quartiers populaires ou en lui manifestant la surprise de constater qu’elle puisse connaître des éléments de la culture française : en fait, “on la voulait absolument étrangère” ; qu’elle ressemblât aux gens d’ici décevait.
Pareillement, c’est bien sûr à Alia que, tout naturellement, “avant même que les portiques ne sonnent, sans même qu’ils aient besoin de sonner”, le vigile d’une librairie a demandé d’ouvrir son sac puis “d’où vient ce livre ?” : un volume écorné et vieilli de Romain Gary que, manifestement, le magasin ne vendait pas. Ulcérée par la situation, Alia s’était muée en ce que finalement on attendait d’elle : “une Maghrébine folle et vulgaire” en plus d’être forcément potentiellement une voleuse.
En définitive, Alia a fait sienne l’idée “qu’elle n’avait rien à faire en France tout en sachant que c’était la même chose au Maroc”. La violence des regards et des mots dont elle a été destinataire ici après l’avoir été là-bas, l’ont profondément blessée. Elle percevait que si au Maroc on l’avait conduite à se dissocier de son corps, en France, via le prisme de ce dernier, on l’avait assignée à être une Maghrébine. Pour Alia, “là-bas” comme “ici”, on ne l’a pas autorisée à exister pleinement comme une personne avec un quant à soi.
Adieu Tanger narre le corps doublement stigmatisé d’Alia : au Maroc, par les hommes coulés dans une domination patriarcale toujours opérante ; en France, par une organisation socio-spatiale où leurs corps disent les personnes, accentuant le déracinement de celles venues d’ailleurs. Salma El Moumni témoigne avec force et révolte de la douleur de vivre sa vie quand le corps est sursignifiant.
Chroniqueuse : Éliane Le Dantec
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