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Roberto Mercadini, Le génie et les ténèbres : Léonard de Vinci et Michel-Ange, Les Belles lettres, 03/03/2023, 1 vol. (380 p.-16 pl.), 21€.

Nés pour être rivaux« . Cette première phrase de la quatrième de couverture, contient en germe le résumé de l’ouvrage. Un antagonisme des plus inattendus pour les béotiens de l’art surpris de découvrir à quel point ces deux géants de la Renaissance italienne ont pu ainsi s’opposer tant dans leur vie d’artiste que dans leur comportement au quotidien.
Pour décrypter les différends entre ces géants du Cinquecento, il fallait, certes, une bonne dose de connaissances culturelles et historiques mais aussi un art éprouvé de la mise en scène susceptible d’en décupler l’attrait.
C’est tout le savoir-faire de Roberto Mercadini, – célèbre comédien et acteur de théâtre italien – qui n’a pas son pareil pour plonger le lecteur au cœur des rivalités existantes ente Léonard de Vinci et Michel-Ange.
Attaché à brosser leurs parcours respectifs dans le contexte bouillonnant de cette époque, celui-ci pose la raison d’être de son enquête dès l’issue du premier chapitre :

Nous allons observer deux êtres humains dont on peut considérer la vie comme une sorte d’heureuse énigme ou de fête obscure, et dont l’existence a été un défi au bon sens et un coup de poing sur le nez de la raison.

Il faut dire, que tant par leur origine que par leurs prédispositions artistiques, ces deux-là cumulent leurs divergences. Toscans tous les deux, en avance d’une génération pour le créateur de La Joconde, ces jeunes génies sont on ne peut plus distincts dans leurs façons d’être.

Foncièrement différents

Né d’une famille d’ancienne noblesse, Léonard est un hédoniste, dandy élégant, séducteur extraverti, ne respectant aucune échéance tandis que Michelangelo, ermite laid et colérique, bourreau de travail, toujours insatisfait de ses ouvrages en est la parfaite antithèse.
Soucieux de remonter à la source de leurs inspirations réciproques, Roberto Mercadini nous en livre d’emblée quelques secrets. Celui de Leonardo da Vinci, d’abord, se retrouvant lors d’un vagabondage, à l’âge de vingt ans, devant l’entrée d’une caverne, qu’il décide de pénétrer malgré les pièges du noir et le danger de s’y perdre pour tenter d’y découvrir les merveilles. Une démarche qui, pour l’auteur, est le raccourci de toute une existence :

Toute la vie de Léonard se résume peut-être à cette image. Il n’a jamais cessé de se pencher à l’entrée d’une caverne, de jeter un œil dans des gouffres d’une effrayante obscurité avec la curiosité d’un enfant, guidé par la conviction inébranlable que le noir abrite des merveilles, et que, une fois ôtée l’écorce de ce que l’on connaît, on trouve toujours quelque chose de miraculeux.

Pour ce qui est de Michel Ange, son abord est bien plus complexe. Si son talent est tôt reconnu, sa psychologie se révèle très emmêlée. Outre son insatisfaction à réaliser concrètement l’idée que son esprit a formée, sa dualité n’aura de cesse d’interpeller ses divers entourages. Un trait majeur le symbolise, commente son biographe.

Dans les centaines de poèmes qu’il a écrits, il se représente comme une créature sublime, soit comme un personnage abject. Il est un être surhumain ou un sous-homme, jamais comme un simple mortel. Il se distingue, s’écarte, se dissocie perpétuellement. Où qu’il soit, quelle que soit la personne à qui il a affaire, on dirait que Michel-Ange nous dit : ma place n’est pas ici. Moi je suis différent de vous.

Un commun dénominateur d’inconstance

Une fois dépeints les particularismes de ces deux personnages, l’auteur va ensuite les faire évoluer dans le contexte historique de l’époque, la cour des Sforza et des Médicis pour Léonardo, celle des papes Léon X et Clément VII pour Michel-Ange.
Des mondes pétris de conflits et de splendeurs que Mercadini nous livre avec une profusion d’anecdotes en y intégrant une foule de personnages historiques hauts en couleur, peintres, sculpteurs, architectes, papes, condottieres, comtesses guerrières et moines rebelles qui traduisent éloquemment l’ambiance de cette Renaissance italienne.
Suivant ainsi les péripéties de ces deux artistes dans cet entrelacs d’influences et de rivalités, le lecteur perçoit progressivement aléas et singularités de leurs parcours. Des voies diverses, sinon opposées dont l’inconstance à finaliser les travaux constituera cependant le commun dénominateur.
Qu’il s’agisse de sculpture, de peinture (le Saint Jérôme, vers 1480, ou lAdoration des mages, 1481) ou d’architecture (le projet de château à Romorantin), nombreuses sont les œuvres de Léonard de Vinci à être inachevées.
Michel-Ange quant à lui, porta tellement l’inachèvement au rang d’art majeur, qu’il est plus aisé de dénombrer les sculptures achevées, telle La Pietà (1499) de Saint-Pierre de Rome que toutes les commandes ébauchées et jamais achevées par les mécènes de la Florence médicéenne ou de la Rome papale.
Mais par-delà cet aspect désinvolte, que de talents contenus dans leurs travaux. De l’art de la légèreté ou de la perspective caractéristiques de Léonard à celui de l’audacieuse nudité chez Michel-Ange, chacun d’eux a fait œuvre d’un apport singulier qui fait depuis référence. Avec La Cène, notamment où chacun des personnages exprime dans les mouvements des corps, les turbulences de l’âme, on atteint un instantané dramatique chez Léonard de Vinci qui constitue une véritable déflagration en regard des toiles du même genre.
Et il en va de même chez Michel-Ange pour le visage de Marie dans la Pieta. Est-elle morte en même temps que son fils ? Comment interpréter sa reddition silencieuse ? L’auteur en fournit l’explication.

La Vierge ne pleure pas, elle prie, totalement absorbée par la contemplation. Elle est absente parce qu’elle au-delà des impuretés du monde ; sa douleur est céleste, surnaturelle : elle ne peut faire de bruit ni tordre la chair ; elle n’est faite que d’esprit ardent. Et comme sa foi ne s’éteint pas, même dans l’instant de la plus horrible souffrance, quelque chose en elle, dans les profondeurs de son cœur, reste solide et serein.

Au plus haut point de l’excellence

Une analyse théologique qui n’a d’égale que l’art du moindre détail explicité dans les commentaires du cahier d’illustrations figurant au milieu de l’ouvrage. Celui relatif notamment, aux sculptures de Michel-Ange.
Ainsi dans le David, serein en apparence, l’auteur fait remarquer la présence de la veine jugulaire parcourant le cou jusqu’à la clavicule. Un vaisseau sanguin invisible sur le sujet au repos, qui n’affleure que lorsque la personne se trouve dans un état de tension ou d’excitation. Un détail des plus appropriés ici, en l’occurrence, puisque le héros biblique est sur le point d’affronter Goliath.
 De même, dans le Moïse, Mercadini note le pli sur l’avant-bras droit, représentant le muscle nommé extenseur du petit doigt. Comme son nom l’indique, ce muscle n’est visible que si le petit doigt est levé, comme il l’est précisément sur la sculpture. Énième preuve de l’étendue des connaissances de Michel-Ange en matière d’anatomie.
Aussi ambitieux que solitaires dans leurs travaux, Léonard et Michel-Ange auront cependant l’occasion d’être mis en concurrence pour une commande à connotation commémorative. Pour évoquer les faits d’armes de Florence, les deux Toscans se sont vus octroyer la décoration des murs du Palacio Vecchio par deux batailles. Celle d’Anghiari pour Léonard en 1503, et de Cascina pour Michel-Ange un an plus tard. Un défi artistique de grande ampleur qui ne sera jamais achevé, car pris par d’autres commandes, les deux maîtres abandonneront leurs projets. Un échec qui ne fera, paradoxalement, qu’accentuer leur notoriété.
À peine exposés leurs cartons préparatoires, ces dessins seront, en effet, l’objet d’une telle attention qu’ils deviendront des sortes d’objets de culte qui feront se déplacer à Florence quantité d’artistes, à commencer par le jeune Raphaël.
« De telle sorte, qu’en vertu de cette double défaillance, ces deux rivaux connaîtront une renommée et un prestige supérieurs à ceux dont ils avaient joui auparavant« , relate l’auteur. Ce sont quelques-unes des particularités propres à ces deux géants de l’art que révèle ce livre foisonnant d’anecdotes qui nous plongent littéralement dans les méandres des ateliers et des cours d’une période aussi fertiles en secrets qu’en intrigues.
C’est à la fois drôle, bien écrit et remarquablement étayé à l’image de la dimension de l’excellence d’un Léonard de Vinci ou d’un Michel-Ange, à laquelle fait allusion Roberto Mercadini dans les ultimes lignes de l’ouvrage.

À ces sommets les plus vertigineux, l’artiste n’accomplit pas une tâche que l’on puisse raisonnablement juger ; il rayonne plutôt, se répand, laisse jaillir son génie. Alors, il devient une particule étrangère à la surface du monde, une merveilleuse anomalie : centaure, homme-nuage, monstre marin à la fois épouvantable et ridicule, parfaitement incomparable.

Image de Chroniqueur : Michel Bolassell

Chroniqueur : Michel Bolassell

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