Entre le roman, le recueil de nouvelles ou de contes, « La balançoire de jasmin » d’Ahmad Danny Ramadan bouleverse le lecteur par son orientalisme élagué et par son regard sans concession sur la Syrie, la Libye ou l’Égypte.
Hakawati signifie conteur en arabe, et c’est bien une succession de contes que déroule ce surprenant et poétique premier roman. À Vancouver où ils ont immigré, deux amants syriens partagent une étrange relation avec la Mort personnifiée. L’un lui a échappé il y a de nombreuses années en Égypte, après avoir été passé à tabac par ses amis bienveillants qui voulait le guérir (guérit-on de ce qu’on est ?) ; l’autre est au seuil de sa vie. Alors pour le conserver dans le monde des vivants, hakawati lui raconte des histoires, repoussant sans cesse la dernière heure, tant que le verbe se déploie. « Personne ne sait comment finissent les histoires. On n’en écrit que le début. », confie pourtant le narrateur. Sous ces mots, ce sont les « Mille et une nuits » qui resurgissent soudain, traversent les siècles et actualisent un art épuré du conte. Schéhérazade maintenait éveillée la curiosité du sultan Shahryar en puissant dans son imagination et sa langue afin d’échapper à sa propre mort. Ici, le narrateur raconte pour arracher son amant à une mort plus inévitable encore. « Des bataillons de mots se relayent en moi, s’impriment sur ma peau. Un milliard de voix chantent des histoires et un million de flûtes les accompagnent. »
Ce défilé de chapitres regarde en face l’histoire contemporaine de ces pays du Levant, à la fois la douceur d’un certain art de vivre et la tyrannie des régimes politiques ; le café préparé à la turque et la guerre ; les bazars de Damas et la foule de réfugiés ; l’odeur du jasmin et l’homophobie. La douceur et la violence mêlées qui conduisent à ce déracinement au Canada. Chaque conte permet de faire revivre le passé, d’explorer un souvenir et, surtout, de métamorphoser le réel dans le récit. « J’oscille entre imaginaire et réel, reliés par des portes communicantes. […] Il me suffit de frapper à une de ces portes pour retourner en arrière. » Ainsi ce conte étonnant de poésie, dans un autre pays, dans un contexte différent, d’une femme jetée du haut de l’Empire State Building ; seule une écharpe blanche s’envolant dans le ciel new-yorkais relie cette Américaine à la mère syrienne, démente, du narrateur. C’est son histoire, ses souvenirs, qu’il retrouve au fil des mots et qu’il transforme. « Je plonge dans ma mémoire comme dans la mer, dans les abysses du chagrin. Des vagues silencieuses me lèchent, tels des monstres, détruisant toutes les métaphores, tous les amis imaginaires. »
Ce passé décousu, rapiécé, devient une sorte de thérapie. Plus qu’un traitement pour éloigner la mort elle-même : une nécessité vitale qui l’accompagne. Une manière de vivre, de poétiser l’instant présent comme le fugace bonheur passé. Une poésie fleurie, bourgeons de phrases pour l’éternité, que l’écriture conserve, peut-être, à jamais. « S’il me fallait choisir, je dirais que le baiser le plus doux, ce fut le tout premier. Je chéris ce bourgeon originel du jardin de fruits défendus que nous avons semé ensemble, cette pousse qui a fleuri dans nos vies banales. » C’est ce parfum de fleur que l’on trouve déjà dans le titre de l’édition française. En anglais, « The Clothesline Swing » révèle la construction sur le balcon, par un père trop absent donc trop présent, de cette balançoire de cordes à linge. Un balcon où la ville exhale son parfum entêtant de jasmin et qui semble tout dire de la ville de Damas elle-même, la ville avant la guerre. « Cette nuit-là dans la baignoire, je t’ai fait l’amour tel un poète qui chante la beauté de Damas. J’ai réveillé tes sens avec mes premiers vers et mes caresses semblables aux premières gouttes de soleil sur les collines de la ville. J’ai donné à ton visage les couleurs de l’aube à force de te mordre les oreilles. » Nouveau Néron du Levant, le poète narrateur, le conteur, hakawati, célèbre la douceur de la ville, non sa destruction dans les flammes, mais son embrassement au lever du jour. Fidèle à l’étymologie de ces deux morts, « orior » et « occido », il y a là une naissance, un Orient qui met au monde un auteur, un conteur, un poète, qui rassemble deux amoureux aussi, tandis que l’Occident emporte son amant dans la mort.
On en dit toujours trop ou pas assez dans une chronique. Une œuvre se passe pourtant d’exégèse : elle rayonne par elle-même depuis son centre de gravité. Les conteurs comme Ahmad Danny Ramadan sont néanmoins la matière vivante de leur œuvre. Quelle est la part autobiographique de ce premier roman ? « Nous donnons à l’art autant qu’il nous donne et remplaçons les œuvres de vrais artistes par des morceaux de nous-mêmes. Les créateurs laissent aux lecteurs, spectateurs et admirateurs le soin de finir leurs œuvres et de leur donner leur véritable valeur. » Nul doute ici que l’œuvre à venir aura l’envergure initiée par ce premier livre.
Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm
Ramadan, Ahmad Danny, « La balançoire de Jasmin « , Mémoire d’Encrier, « Roman », 03/06/2021, 256 p. 19€
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